Les antibiotiques forment un drôle de paradoxe. Ils sont à la fois une des plus grandes découvertes du XXème siècle, et un des plus grands fléaux du XXIème. Ils ont permis une augmentation fulgurante de l’espérance de vie depuis les années 1950, et sont responsables aujourd’hui de centaines de milliers de morts. La Résistance est en marche. Elle a peut-être moins de panache que De Gaulle, mais elle est tout de même d’une efficacité redoutable.
PREMIERS BOUILLONS DE CULTURE
Petit retour en arrière. Dans les années 1900, le paysage mortuaire était bien différent d’aujourd’hui. En Europe, les maladies communes portaient le nom de tuberculose, fièvre typhoïde, choléra… Bref, tous ces trucs qu’on attribue désormais aux pays en voie de développement. Mourir d’une infection gastro-intestinale ou pulmonaire était très fréquent. La mortalité en couche frôlait les 4 %, notamment en raison d’infections connues sous le nom de fièvres puerpérales, et la mortalité infantile atteignait les 20 %. Le cancer était loin d’être dans le top 10 des causes les plus fréquentes de décès, et les maladies cardiaques étaient bien plus dues à des infections qu’au taux de cholestérol trop élevés des gens. En bref, les pays dits civilisés ne l’étaient que de nom.
Arrivent les antibiotiques. En réalité, les débuts des antibiotiques se font à la toute fin du XIXème siècle, entre autres dans le laboratoire d’un certain Ernest Duchesnes (qui mourra, ironie de l’histoire, de la tuberculose). Mais l’histoire retiendra surtout le nom de Alexander Fleming, prix Nobel de médecine en 1945. En 1928 et totalement par accident, ce chercheur britannique a mis en évidence le mode de défense d’une moisissure, Penicillium Chrysogenum (vous le voyez venir, vous aussi ?). Ce champignon, pour survivre dans ce monde hostile, sécrète une substance qui détruit les bactéries qui l’entoure. Fleming l’appellera (surprise !) la pénicilline. Mais il échouera à la stabiliser, et encore plus à s’en servir.
Il faudra attendre 1942 pour que la première purification de la pénicilline ne soit réalisée, et 1945 pour la diffusion massive de l’antibiotique, grâce aux travaux de deux autres chercheurs, Chain et Florey, qui se partageront le prix Nobel avec Fleming.
A partir de là, les évènements s’enchaîneront très vites, et les découvertes d’antibiotiques se poursuivront à un rythme soutenu. La streptomycine sortira en 1944, les premières tétracyclines en 1948, l’érythromycine en 1952, la vancomycine en 1955 et l’ampicilline en 1961, pour ne citer que les plus connus. En tout, et jusqu’en 1969, pas moins de 12 classes d’antibiotiques différentes verront le jour, ce qui permettra de lutter contre les infections les plus diverses et variées.
Dans les pays occidentaux, ce développement spectaculaire aura pour conséquence, en association avec une meilleure hygiène qualité de vie, l’effondrement des taux de mortalité dues aux infections, et l’augmentation constante de l’espérance de vie. La chirurgie la plus banale, comme la césarienne, deviendra subitement un acte chirurgical beaucoup plus sûr.
Rétrospectivement, pour le développement des antibiotiques, les années 1950 et 1960 sont vues comme un âge d’or. Mais en réalité les ennuis avaient déjà commencé, tant les antibiotiques sont indissociables de l’émergence d’une résistance. Fleming lui-même mettait le monde en garde dans son discours de réception du prix Nobel (mais bon, il a aussi déclaré que c’était Dieu et la Grande Destinée qui avait orchestré sa découverte). Aujourd’hui, le nombre de morts lié à la résistance des bactéries aux antibiotiques se comptent en centaines de milliers par an et, pour reprendre les mots de Dame Sally Davies, ancienne médecin en chef britannique, « la pharmacie est vide ». En seulement cinquante ou soixante ans. Que s’est-il passé ?
INVASION ET RESISTANCE
Pour comprendre le phénomène, il faut jeter un œil à ce que sont les bactéries et les antibiotiques. On a beau avoir un ancêtre commun avec les bactéries, il y a très très (très) longtemps, ces organismes unicellulaires ont plus de différences que de similitudes avec nos propres cellules. Pour commencer, les bactéries possèdent une paroi rigide, en plus de la membrane. Ensuite, leurs gènes sont très différents des nôtres, ce qui fait que toutes les protéines essentielles au bon fonctionnement de la bactérie sont également très différentes de nos propres protéines. Du coup, en cas d’infection, c’est un peu comme si dans notre monde, une civilisation qui était restée au papier et à la machine à écrire, en avait envahi une autre qui, elle, avait depuis longtemps filé vers le tout numérique, avec ses tablettes ultrafines et ses traitements de texte hyper perfectionnés. Totalement fortuitement, nous appellerons la première The Little Reich, et l’autre Homo Idiotus.
Donc infection. Homo Idiotus, dans un héroïque et dernier souffle de vie, brandit son tube d’antibiotiques et prend un cachet, trois fois par jour pendant 7 jours, de préférence pendant les repas. Les antibios se ruent dans toutes les cellules qu’ils rencontrent. Chez les membres du Reich, ils bloquent les marteaux des machines, les rubans, les touches, et font partir le papier de travers. Nos cellules, elles, haussent les épaules continuent de frimer travailler tranquillement avec leurs écrans tactiles. Résultat des courses, les bactéries sont incapables de fonctionner correctement, et meurent.
Comme il y a des tas de types de machines à écrire, mais fondamentalement pas tant de façons différentes que ça d’imprimer un texte, il y a des tas de bactéries différentes mais avec des modes de fonctionnement similaires. Une douzaine d’antibios différents permettent donc de traiter des centaines d’infections possibles. Chaque mode d’action différent est regroupé dans une classe, et ces classes sont utilisées préférentiellement en fonction des types d’infection. Certaines ont été améliorées avec le temps, et on parle alors de générations d’antibiotiques.
Cependant, il ne faut pas croire que tout soit aussi simple que ça. On a beau être une société numérique, on a toujours des magazines papier. Notre corps, c’est pareil. Si les antibiotiques ne tuent pas nos cellules aussi sûrement que les bactéries, ils peuvent tout de même avoir des effets secondaires assez sérieux en interférant avec nos propres processus physiologiques. Certains sont toxiques pour les reins ou le foie, d’autres peuvent rendre sourds ou provoquer des troubles cardiaques et des nécroses (oui, oui, des nécroses).
Revenons à notre infection. Rapidement, cette dernière est tenue en échec, Homo Idiotus arrête son traitement au bout de trois jours au lieu des sept prévus et continue sa petite vie. Toutes les bactéries ont été éliminées. Toutes ? Non ! Un petit village résiste encore et toujours à l’envahisseur. La vague de médicament a balayé les souches de bactéries les plus sensibles. Mais une poignée a survécu. Comment ?
Les bactéries se divisent extrêmement rapidement, et des mutations de leur ADN se produisent très fréquemment. C’est le principe de l’évolution et c’est pour cette raison que les bactéries sont toujours là, 3,5 milliards d’années après leur apparition sur Terre. Contrairement à Homo Idiotus, elles sont très adaptables, et ce, très rapidement. Ces mutations peuvent certes ne servir à rien. Mais elles peuvent aussi modifier les protéines de la bactérie, et ainsi rendre complètement inoffensifs les antibiotiques, incapables de s’y accrocher. Un tout petit changement suffit. Un peu comme si les antibios étaient programmé pour bloquer la touche O du clavier de la machine à écrire, et que celui-ci avait muté et maquillé le O en Q. Circulez, y’a rien à voir. D’autres bactéries, plus coriaces encore, ont développé des enzymes capables de dégrader spécifiquement les antibiotiques. Et comme ces mutations sont génétiques, elles se les transmettent de génération en génération. Ainsi, avec seulement quelques individus résistants, le petit village se transforme en une nation entière prête à bouter les Romains hors de Gaule. Re-Gergovie.
En plus des mutations capables de rendre les bactéries résistantes, on assiste à un phénomène de communication entre les bactéries. Il ne faut pas croire que parce qu’elles sont en bas de l’échelle alimentaire, elles ne savent pas communiquer. Les micro-organismes sont capables d’échanger des fragments d’ADN, à la fois au sein d’une même espèce, mais également entre espèces différentes. Et un fragment de code peut contenir plusieurs gènes de résistance pour plusieurs antibiotiques différents à la fois. Et en un rien de temps, cette transmission horizontale est capable de rendre résistant tout un ensemble de bactéries à nos antibios les plus utilisés.
Notre Homo Idiotus se croit guérit, oublie de se laver les mains avant de prendre le métro, tousse un coup, cuisine un risotto, et voilà que la bactérie résistante se répand dans la nature. Dans les hôpitaux, c’est pire. A force d’utiliser des antibios et des antiseptiques à tout va, le tout dans un endroit rempli de gens malades et donc de germes, les bactéries résistantes ont proliféré comme des champignons sur un ermite.
Vous vous dites sans doute que même en cinquante ou soixante ans, ce n’est pas notre utilisation, certes un peu trop libérale, des antibiotiques qui a pu provoquer une telle débâcle maintenant. Le Monde est grand, et les microbes petits. La preuve, on les appelle The Little Reich. Il est vrai que la résistance est un phénomène très ancien, probablement aussi vieux que la compétition entre organismes. Des gènes de résistance ont été trouvés dans des bactéries vieilles de 30 000 ans, congelées dans le permafrost. Donc, si après tout ce temps, elles n’ont pas acquis toutes les résistances du Monde, il n’y a pas de raison que nous, avec nos petits bras et nos soixante ans d’histoire moderne, on ait pu faire mieux. Si ? Si.
Ce n’est pas pour rien qu’on s’appelle Homo Idiotus.
VOUS REPRENDREZ BIEN UNE PART DE LIBERALISME
Le premier pas, c’est la mondialisation. Les humains, en exportant des biens et des touristes aux quatre coins du globe sont les premiers propagateurs des souches bactériennes résistantes. Des chercheurs ont démontré que le vibrion responsable du choléra s’est répandu dans le reste du monde en trois vagues à partir d’un point unique : La Baie du Bengale, en Inde. Et les deux dernières vagues, entre 1990 et 2009, sont porteuses d’un élément génétique qui code pour tout un ensemble de résistances. Dans notre époque mondialisée, il est extrêmement difficile de circonscrire un pathogène à une région du monde. Une étude a montré que des touristes Danois (le pays est à la pointe dans le domaine), sans même ingérer le moindre antibiotique, sont revenus de vacances avec des souches résistantes de certaines bactéries dans leurs intestins.
Ensuite, nous avons un problème de recherche pharmaceutique. Si les mises sur le marché de nouveaux antibiotiques se sont faites à un rythme soutenu jusqu’en 1968, ce n’est pas le cas par la suite. Entre 1969 et 2003, seules deux nouvelles classes d’antibiotiques sont sorties, et encore, uniquement en 2000 et 2003. Autrement dit, il y a un trou de trente ans dans la recherche. Certes, entre temps, de nouvelles générations des précédentes molécules ont été mises au point, mais ce n’est pas tout à fait la même chose.
Selon Dame Davies, il s’agit avant tout d’un problème mercantile. Mettre au point une nouvelle classe d’antibios prend au minimum dix ans, coûte un milliard de dollars, et les profits sont extrêmement faibles. Ce qui explique que les firmes aient préféré capitaliser sur les anciens brevets, en développant de nouvelles générations de ce qui existe déjà. Après tout, la santé est un business comme un autre.
Enfin, et c’est le plus gros problème, la majorité des antibiotiques produits ne sont pas destinés à la santé humaine. Les deux tiers sont utilisés en agriculture et dans le bétail, poissons et poulets compris. Alors bien sûr, étant donné la taille des cheptels, on pourrait se dire que c’est normal. Sauf qu’ils ne servent pas qu’à guérir un animal, ou à protéger un troupeau en cas d’épidémie. En fait, depuis les années 1950, les antibiotiques sont utilisés à faible dose dans l’alimentation animale, comme hormone de croissance. Ils n’ont été interdits en Europe qu’en 2006, aux Etats-Unis en 2018, et la pratique est toujours en cours dans le reste du monde. Ces antibiotiques, en modifiant la composition de la flore intestinale des animaux, améliorent l’absorption des nutriments et augmentent leur masse graisseuse. Des poulets plus gros, plus vite, qui partent plus rapidement à l’abattoir, afin de soutenir la demande toujours plus grande des consommateurs. Qui a besoin d’hygiène quand on a des antibiotiques ?
Cette technique pose un problème majeur : utiliser des antibiotiques à faible dose, en dessous du seuil « létal », c’est appliquer une pression de sélection folle sur les bactéries et augmenter à vitesse grand V les capacités de résistance. C’est comme mettre sous verrou les machines à écrire, en laissant la clé sur la serrure. Les bactéries seront un peu retardées, mais une fois qu’elles auront appris à tourner la clé dans le bon sens, les voilà reparties en guerre. Comme chez notre Homo Idiotus précédemment cité qui a pris son médicament pendant trois jours au lieu de sept. Contrairement à une croyance tenace, ce n’est pas notre organisme qui devient résistant, mais bien les bactéries qui l’ont attaqué.
Qui plus est, la quasi-totalité de ces molécules ne sont pas ou peu absorbées par le tube intestinal des animaux. Donc elles se retrouvent dans les déjections. Qui dit déjections, dit fumier, donc engrais. En un rien de temps, ces différentes molécules produisent des bactéries super-résistantes qui se retrouvent sur les légumes via les engrais, et par ricochet, dans l’assiette d’Homo Idiotus. Directement du producteur au consommateur ! Et voilà que les souches se répandent comme une trainée de poudre à travers le monde, grâce à nos fraises d’Afrique du Sud, et nos oranges de Floride.
On pourrait également ajouter à tout ça les différentes entreprises pharmaceutiques comme les hôpitaux qui ne filtrent pas leurs effluents, et qui finissent dans les rivières, ce qui rajoute à la pression de sélection des bactéries en milieu naturel. D’après des analyses récentes de nos cours d’eau, il y a dans la Tamise de quoi ouvrir une pharmacie bien fournie !
UN PHENOMENE EN EXPANSION
Car il ne faudrait pas croire qu’il s’agit d’un problème qui ne touche que les pays en voie de développement. Certes, les reportages dans des pays comme l’Inde ou l’Afrique sub-saharienne montrent des ventes libres d’antibios, sans même une prescription. On nous montre ces populations avec un regard un peu colonialiste, un peu méprisant, en se disant que « quand même, ils manquent d’éducation ces gens-là ». Pourtant, L’Europe est loin d’être un exemple. Entre 2007 et 2015, le nombre d’infections résistantes aux antibiotiques est passé de 239 000 à plus de 600 000. Le nombre de morts est passé de 11 000 à 27 000. Et on ne parle même pas des invalidités et handicaps. De tels chiffres devraient nous inciter à regarder nos propres pratiques. La France est encore aujourd’hui la troisième consommatrice d’antibiotiques par habitant en Europe.
Pendant longtemps, on a vu le problème comme un phénomène essentiellement hospitalier, avec la peur des infections nosocomiales. Et effectivement, les bactéries super-résistantes, comme le staphylocoque doré, sont devenues les bêtes noires des cliniques et hôpitaux. Mais une étude du Lancet en 2015 montre que 65 % des infections impliquant des bactéries multi-résistantes se produisent dans le cadre des soins de santé. Ce qui fait quand même 35 % en dehors !
La tuberculose, les salmonelles, le choléra ne sont pas des maladies d’hier. Ce sont peut-être même les maladies de demain sous nos latitudes. Pas plus tard qu’en 2016, près de 6000 cas de tuberculose résistante aux antibiotiques ont été détectés en Europe. Et des souches bactériennes ne répondant plus à aucun antibiotique commencent à voir le jour. Il peut même s’agir de bactéries totalement banales comme Escherichia Coli, présente un peu partout dans notre environnement. C’est peu dire que le problème devient urgent.
Mais si la découverte de nouveaux antibiotiques serait évidemment la bienvenue, les moyens de lutte contre cette véritable épidémie se situent en réalité assez loin des laboratoires. En effet, même en développant demain de nouvelles molécules, les méthodes d’utilisation actuelles les rendraient aussi rapidement inefficaces que les précédentes. D’autres scientifiques se tournent vers des méthodes innovantes comme les bactériophages. Ce sont des virus, inoffensifs pour l’humain mais mortels pour les bactéries qu’ils ciblent. Cette méthode, abandonnée en Europe il y a longtemps face au succès des antibiotiques, est toujours relativement développée dans les pays de l’ex-Union Soviétique, où ils avaient mis au point leur propre arsenal. Mais elle se heurte à pas mal d’obstacles, à commencer par un blocage psychologique : allez dire à un patient d’avaler un virus pour lutter contre sa pneumonie ! Et là encore, des résistances finiraient par apparaître. Bactéries et virus se livrent une guerre beaucoup plus ancienne que nous.
En réalité, pour gagner cette bataille, il faudrait savoir perdre. Arrêter cette utilisation massive des antibios pour tout et n’importe quoi. L’efficacité des campagnes de prévention est réelle et permet de faire chuter la consommation d’antibiotiques. Mais il y a plus. La santé de l’Humain passe à la fois par la santé animale et celle de l’environnement. La biodiversité est encore la meilleure barrière contre la propagation inter-espèce des bactéries. La bonne vieille hygiène de base est ce qu’il y a de plus efficace pour limiter leur dissémination. Nos mains, notre bouche sont les premiers vecteurs de propagation. Et lavez vos légumes au bicarbonate de soude. Ça sert à tout, le bicarbonate de soude.