Viralement Vôtre

Nous ne sommes pas les seuls sur Terre à nous battre contre des virus. Les animaux, les plantes, et même les bactéries mènent leur propre combat. D’ailleurs, si celles-ci avaient des yeux et un jugement moral, elles nous regarderaient sans doute de haut. Toute une espèce en danger à cause d’un seul virus, alors qu’elles passent leur vie à batailler contre une armée. Jour après jour, inlassablement, depuis le début de la vie sur Terre, il y a 3,5 milliards d’années. Ces virus, on les appelle les bactériophages, les mangeurs de bactéries (même si en réalité, ils ne les mangent pas vraiment…). Ils sont très très nombreux, jusqu’à 100 millions par mL d’eau ou gramme de sol, répartis sur toute la surface de la Terre, et ils sont peut-être la solution à notre problème de résistance bactérienne aux antibiotiques.

VIRATES DES CARAÏBES

Merci wikipedia

Mais d’abord, à quoi ils ressemblent, ces bactériophages ? Grossièrement, il s’agit d’un petit sac, solide, qui protège un peu de code génétique, ADN ou ARN, et sur lequel est greffé une grosse seringue. Comme tous les virus, ils sont incapables de se reproduire par eux-mêmes. Toute la machinerie qui leur serait nécessaire pour cela prend beaucoup de place, sans compter les gènes nécessaires. Ils ne vont donc pas s’encombrer de tout ça quand ils peuvent utiliser celui des bactéries.

Le bactériophage est un petit vaisseau pirate. Il navigue sur les sept mers, trouve une bactérie, se pose dessus, injecte son brin d’ADN à l’intérieur avec sa seringue. Comme la bactérie est incapable de faire la différence entre son propre ADN et celui du virus, ce dernier est tout naturellement pris en charge par la machinerie cellulaire. Il est alors dupliqué, puis traduit, dans le but de fabriquer des milliers d’autres petits vaisseaux pirates. Ceux-ci sont ensuite expulsés par la bactérie assaillie, à la recherche d’autres bactéries à pirater. Et comme tout pirate qui se respecte, ils font sauter les réserves de poudre en partant : la bactérie hôte meurt en explosant. Un peu comme dans les Caraïbes au XVIIIème siècle.

Précisons tout de même que n’importe quel bactériophage ne s’associe pas à n’importe quelle bactérie. Les seringues des virus sont adaptées pour une seule espèce de bactérie et pas une autre. Les pirates anglais attaquent les navires anglais, mais sont impuissants face aux galions espagnols. Et comme il y a des milliers d’espèces de bactéries différentes, il y a des milliers de types de bactériophages différents.

100 % ANTIBACTÉRIEN

Où est-ce qu’il a appris à négocier ?

À partir de là, il n’est pas difficile d’imaginer l’intérêt des phages pour notre petit confort : les cultiver pour ensuite les utiliser contre nos infections bactériennes, en particulier contre les souches multi-résistantes, qui sont, à elles seules, responsables de plusieurs dizaines de milliers de morts par an.

Il est vrai que les phages présentent plusieurs avantages : ils sont tellement nombreux qu’on en trouve contre tous les types de bactéries qui nous posent problème. Et comme ils sont très spécifiques, en ne s’attaquant qu’à un type de bactérie bien précis, ils ne risquent donc pas de détruire le microbiote intestinal du patient. Contrairement aux antibiotiques, qui sont plutôt du type gros bombardement qui tue tout ce qui bouge. Ça permet de limiter les effets secondaires.

En tant que moyen thérapeutique, on pourrait les considérer comme des alliés de notre système immunitaire. En luttant conjointement contre notre ennemi commun, ils permettent à notre corps de limiter les moyens déployés : ils atténuent l’inflammation et la concentration de cytokines, ces protéines de signalisation, qui sont capables de gros dégâts en cas de sur-réaction de l’organisme.

DEUX OU TROIS NOTA BENE…

Cependant, il ne faudrait pas croire que les bactériophages soient une sorte de nouvelle arme magique qui va remplacer les antibiotiques du jour au lendemain. À commencer par leur grande spécificité. C’est un avantage certes, mais aussi un inconvénient. Pour savoir quel type de phage utiliser, il faut être sûr de la bactérie responsable de l’infection. Contrairement, encore une fois, aux antibiotiques qui détruisent tout ce qui ressemble à une bactérie sur leur passage sans se soucier des conséquences.

Leur mode d’action est également un problème. Les antibiotiques, encore eux, sont des molécules qui bloquent le fonctionnement de la bactérie. À charge ensuite de notre système immunitaire de les recycler proprement. Les virus, eux, provoquent l’explosion de la bactérie en partant, qui déverse de ce fait ses intérieurs toxiques dans notre corps. Une ça va, mais cent mille, bonjour les dégâts.

Enfin, il faut prendre en compte le fait que les bactériophages et les bactéries sont de vieux ennemis. Ces dernières connaissent bien les virus, contre lesquels elles développent régulièrement un certain nombre de parades, auxquels les virus répondent avec la même régularité, dans une course sans fin depuis le commencement des temps. Et à ce jeu-là, les bactéries bénéficient parfois de cadeaux inattendus.

Il arrive que les nouveaux virus produits embarquent avec eux, non pas du génome viral, mais un bout d’ADN de la bactérie. Et lorsqu’il va se fixer sur une autre bactérie, au lieu de l’infecter, il lui transmet un bout de code génétique de sa consœur. Et malheureusement, ce code peut contenir des informations permettant à la bactérie d’acquérir une nouvelle résistance aux antibiotiques. Une chance pour elle, certes, mais pas pour nous. Ça a l’air d’être un coup de chance assez improbable, mais en réalité c’est assez fréquent. D’ailleurs, les bactériologistes pensent qu’il s’agit d’un mécanisme largement responsable de l’évolution des bactéries, en plus des mutations génétiques. D’un autre côté, il serait possible d’utiliser cette propriété à notre avantage : utiliser des virus pour transmettre non pas une résistance, mais une vulnérabilité à certains antibiotiques.

FÉLIX CHEZ LES SOVIETS

L’autre Géorgie…

Curieusement cependant, le plus grand obstacle à l’utilisation des phages serait notre propre société. Les phages sont connus depuis longtemps. Ils ont été observés pour la première fois à la toute fin du XIXème siècle, puis redécouverts en 1917 par un canadien, Félix D’Hérelle, qui a mené quantité de travaux et d’études pour promouvoir leur utilisation dans un cadre thérapeutique. Il a même été jusqu’à créer un laboratoire à Tbilissi, dans l’actuelle Géorgie, en 1923, avec le microbiologiste Giorgi Eliava. En dépit de l’exécution de ce dernier par Staline, le laboratoire a perduré, et il est, encore aujourd’hui, la référence mondiale dans le domaine des bactériophages. Ils reçoivent des patients du monde entier, atteints de bactéries résistantes à tous les antibiotiques connus. Dans les pharmacies russes, on peut d’ailleurs acheter des bactériophages comme on achèterait des antibiotiques.

D’une certaine manière, les bactériophages ont été découverts au mauvais moment. En effet, les connaissances de l’époque ne permettaient pas d’identifier leur nature précise, et de nombreux scientifiques ne les considéraient pas comme des organismes, mais comme des molécules inertes, des enzymes. De plus, d’Hérelle, sûr de lui, n’a pas mené d’études comparatives avec un placebo, et les grands noms de l’époque ont jugé ses travaux comme peu sérieux et non scientifiques. Enfin, les premiers antibiotiques sulfamidés ont commencé à être utilisés dans les années 1930, et la pénicilline dans les années 1940. Très efficaces, beaucoup plus facile d’utilisation que les bactériophages, l’Occident les a rapidement oubliés.

Le bloc de l’Est, en revanche, n’a jamais vraiment abandonné cette technique, grâce aux travaux géorgiens. Mais ces recherches ont été publiées… En russe ! Elles n’ont par conséquent eu que peu d’écho de ce côté du rideau de fer, où la recherche se fait majoritairement en anglais. Heureusement, les temps commencent à changer. Certains instituts prennent très au sérieux les recherches sur ces virus, comme à Paris, ou à l’Hôpital Militaire Reine Astrid de Bruxelles, et mènent actuellement plusieurs essais. Il faut dire que le temps presse : chaque jour, la liste des victimes de bactéries multi-résistantes s’allonge, et les solutions de rechange sont trop peu nombreuses pour se permettre de négliger la moindre piste.

Donc longue vie aux virus ! Mais quand même, portez un masque, on ne sait jamais.

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