Une disparition silencieuse

« Encore du spam… »

Dans les pays industrialisés, le taux de fécondité décroît inexorablement depuis une quarantaine d’années. Afin d’assurer le renouvellement de la population, ce taux doit au moins être égal à 2,1 enfants par femme en âge de procréer. Or, même en France, qui a un taux de fécondité parmi les plus élevé d’Europe, il se situe entre 1,9 et 2. L’Allemagne culmine à 1,6, l’Espagne à 1,3. À moyen terme, ces pays vont observer un déséquilibre démographique important entre les jeunes et les plus âgés, suivi d’un déclin dangereux pour leur économie.

Les raisons avancées sont presque toujours d’ordre sociétal. Les femmes ont un accès plus large à la contraception, font de plus longues études, embrassent une carrière, et par conséquent font des enfants plus tard. Les couples choisissent également d’en faire moins, toujours pour des raisons économiques. Coûts des études supérieures, incertitudes quant à l’avenir… Pourtant, sans remettre en cause ces explications, il pourrait y avoir d’autres facteurs en jeu. Tout aussi problématiques, et assez effrayants. Et si, tout simplement, les gens faisaient moins d’enfants parce qu’ils n’y arrivent pas ?

En 1973, deux médecins des hôpitaux de l’Université de l’Iowa ont l’impression que, depuis quelques années, le nombre de personnes s’adressant à leur service de fertilité est en augmentation. Ils décident donc de mesurer la qualité du sperme d’un groupe de près de 400 hommes ayant déjà enfanté, et de la comparer aux chiffres de référence, qui datent de 1951. Les résultats les inquiètent : le volume moyen de l’éjaculat n’a certes pas changé, mais le nombre de spermatozoïdes qu’il contient est nettement inférieur. De 107 millions par millilitre en 1951, la moyenne est passée à 48 millions. Seulement 7 % de leurs patients atteignent le chiffre de 100 millions, tandis que 20 % ont des concentrations inférieures à 20 millions de spermatozoïdes par millilitre. Le nombre de spermatozoïdes anormaux, lui aussi, a augmenté, en passant de 21 à 26 %. Si les chiffres sont déjà inquiétants à cette époque, pour les gamètes mâles, la déconfiture ne fait que commencer.

ET TOUT EST DÉPEUPLÉ…

Les spermatozoïdes en sous-effectif…
©wikimedia Commons

En septembre 1992, la parution d’une étude danoise va déclencher une violente controverse qui perdure encore aujourd’hui. Intitulée « Des preuves d’une baisse de la qualité spermatique pendant les cinquante dernières années », l’étude a passé en revue des dizaines de publications sur la qualité spermatique d’hommes n’ayant pas de problèmes de fertilité. Au total, les auteurs retiennent 61 études de nombreux pays, pour un total de 14 947 hommes testés, entre 1938 et 1991. Ils observent que, chez les Occidentaux, le nombre de spermatozoïdes par millilitre de sperme diminue régulièrement depuis les années 1930 à raison de 1 % par an. Et, en plus de cette décroissance, les auteurs constatent une hausse concomitante du nombre de pathologies liées aux organes génitaux, comme une augmentation du nombre de cancers du testicule chez les jeunes adultes, ou la cryptorchidie (testicule non descendu à la naissance) et l’hypospadias (méat urinaire situé à un autre endroit sur la verge).

Personne ne veut croire à de tels résultats : une extrapolation des chiffres donnerait une disparition des spermatozoïdes pour l’année 2070 ! Mais surtout, la méthodologie de l’étude est contestée de toutes parts. Dans tous les pays, les chercheurs se lancent alors frénétiquement dans le comptage de spermatozoïdes. Année après année, les résultats se confirment. Le sperme des jeunes hommes occidentaux est d’une qualité bien inférieure à celui de leurs aînés. Pire, en 1997, une étude reprend les publications sélectionnées par l’étude danoise, et relance les calculs en corrigeant les biais qui ont été pointés du doigt. Les chiffres sont encore plus catastrophiques. En Europe, la baisse atteint près de 3 % par an !

Aux dernières nouvelles, cette tendance à la baisse ne montrait aucun signe d’amélioration. Le nombre de spermatozoïdes continue de baisser régulièrement dans les pays occidentaux. Des pays comme la Chine publient également des tendances similaires. En ce qui concerne les pays en voie de développement, les données ne sont pas concluantes. Mais les chiffres globaux sont suffisamment inquiétants pour qu’un chercheur, Niels Skakkebaek, professeur danois à l’origine de la première publication de 1992, et publiant inlassablement sur le sujet depuis, tire régulièrement la sonnette d’alarme.

66 MILLIONS DE SPERMATOZOÏDES, ET MOI, ET MOI, ET MOI

Une baisse de 1 % par an, ça n’a l’air de rien comme ça. Mais sur cinquante ans, la moyenne du nombre de spermatozoïdes par millilitre est passée de 113 millions à 66 millions. Et 66 millions, ça a l’air beaucoup mais en réalité, c’est assez peu. L’OMS utilise le chiffre de 15 millions de spermatozoïdes par millilitre de sperme comme limite basse. Pourtant, en dessous de 20 millions on considère déjà que la fertilité d’un homme est atteinte, et en dessous de 50-55 millions, un homme est classé dans la catégorie sub-fertile, ce qui signifie que le délai avant une potentielle grossesse est augmenté significativement.

les différents types de spermatozoïdes défectueux

Les dernières études chiffrent en 2012 à près de 20 % le nombre de jeunes hommes ayant une concentration de de spermatozoïdes inférieur à 20 millions par millilitre en Europe. Et une plus grande proportion encore se situe entre 20 et 55 millions. De plus, il n’y a pas que le nombre de spermatozoïdes qui est inquiétant. Le pourcentage de spermatozoïdes normaux lui aussi ne cesse de décliner. Un étude Danoise récente montre une moyenne astronomique de 93 % de spermatozoïdes anormaux et ce, sans évolution sur quinze ans ! À titre de comparaison, une étude sur les Français montrait un taux de morphologie normale de près de 60 % en 1989. De tels chiffrent réduisent encore les chances de féconder un ovule, puisque seuls les spermatozoïdes normaux sont « autorisés » à arriver jusque-là. Apparemment, la fécondation ne fait pas partie des activités où deux têtes valent mieux qu’une seule…

Cette baisse spectaculaire de la qualité du sperme des occidentaux n’est pas sans conséquences. D’abord parce qu’il faut ajouter à cela le recul de l’âge de la première grossesse. Si, pour une femme en bonne santé, les chances de tomber enceinte se situent aux alentours de 80 % à vingt ans, elles tombent rapidement à 60 % passé trente ans. Par conséquent, en combinant ces deux facteurs, le nombre de couples trentenaires ayant des difficultés à concevoir augmente.

Selon le professeur Skakkebaek, la hausse du nombre de couples ayant recours à aux techniques d’aide à la procréation en Europe y est directement lié, tout comme la baisse du nombre d’avortement. Même en comptant sur les FIV, près de 20 % des hommes d’une génération ne pourront jamais être pères.

AU TOUR DES PETITES CELLULES GRISES

Vous voudriez bien savoir ce qu’il se passe ? Les chercheurs aussi. Parce que pour l’instant, autant dire que ce n’est pas le cas. La seule « certitude », si tant est qu’un tel mot existe en science, c’est qu’il ne s’agit pas d’un problème génétique. La baisse est trop rapide, sur une trop petite fenêtre temporelle, à peine 60 ans, pour être expliquée par des facteurs génétiques. Il s’agirait donc de facteurs environnementaux. Cela pourrait être une bonne nouvelle : on trouve le problème, on le résout, et abracadabra le tour est joué ! Sauf que non. Parce que même en étudiant le style de vie des jeunes hommes sous toutes les coutures, les preuves manquent.

Tabagisme, alcool, vie sédentaire trop longtemps passée assise devant un écran, diabète, obésité, pesticides et perturbateurs endocriniens… Certes, ce n’est pas bon pour la santé de manière générale, mais la spermatogenèse ne semble pas affectée, ou en tout cas, pas de manière irréversible. Alors quoi ? Alors le problème est plus ancien. Il trouve son origine avant même la naissance, lors de la grossesse.

Les indices les plus évidents d’un tel phénomène viennent de l’augmentation des autres problèmes, comme le nombre de cancers du testicule chez les jeunes hommes, ou encore la cryptorchidie et l’hypospadias. Tous ces problèmes ont été rassemblés sous un seul phénomène appelé syndrome de dysgénésie testiculaire. Ce syndrome est avant tout en lien avec la formation des organes sexuels chez le fœtus, et plus particulièrement, avec les cellules de Leydig et les cellules de Sertoli.

Les cellules de Leydig sont responsables de la majorité de la sécrétion de testostérone. Si le développement de ces cellules ne se fait pas correctement, alors le fœtus, puis l’enfant, ne sécrétera pas assez de testostérone. À cause de ce manque, la multiplication des cellules de Sertoli sera affectée. Or, si on connaît encore mal le rôle de ces cellules, on sait qu’elles jouent un rôle majeur dans la spermatogenèse, à la fois de protection, de nutrition et de maturation. Une fois passé la puberté, les cellules de Sertoli arrêtent de se diviser pour se consacrer exclusivement à la spermatogenèse. Moins de cellules de Sertoli implique moins de spermatozoïdes produits, et possiblement plus de spermatozoïdes défaillants.

RETOUR VERS LE PASSÉ

Le perturbateur endocrinien prend la place de l’hormone et bloque le récepteur ©Europe Parliament

Ainsi, l’origine des problèmes serait donc à chercher près de trente ans avant que leurs manifestations, comme les cancers ou la baisse de la fertilité ne surgissent, d’où les difficultés des chercheurs actuels. D’autant que l’étude de fertilité chez les mammifères comme les rats ou les singes ne nous apprend que peu de choses : même s’il existe des similitudes, il y a aussi d’énormes différences. Et il est bien sûr impossible de mettre des femmes enceintes dans une situation périlleuse pour voir les répercussions sur leurs fils trente ans plus tard, même au nom de la curiosité scientifique.

Aujourd’hui, après l’engouement des années 1990, le sujet, pourtant crucial, n’a pas l’attention qu’il mérite. Les quelques regards inquiets se tournent vers deux potentiels coupables. La pollution de l’air d’une part : en effet, les fils de femmes qui ont continué à fumer pendant la grossesse présentent plus souvent des syndromes de dysgénésie testiculaire. Par extrapolation, les chercheurs se demandent si les fumées de diesel n’auraient pas les mêmes conséquences que les fumées de cigarette, puisque les mécanismes moléculaires seraient potentiellement les mêmes.

L’autre coupable serait à chercher du côté des perturbateurs endocriniens auxquels la future mère et le fœtus sont exposés durant la grossesse. Les phtalates, les bisphénols, les dioxines, mais aussi les hormones utilisées dans la production de produits animaux sont envisagées. Virtuellement partout, ces molécules sont largement utilisées par l’industrie de masse, et bien malin qui arrive à y échapper : même les personnes qui mangent bio présentent du glyphosate dans leurs urines.

Ces substances sont considérées comme des xéno-oestrogènes, soit des hormones féminines étrangères. Elles perturbent la bonne formation du fœtus mâle, et plus particulièrement ses organes sexuels. Comment le sait-on ? Par un curieux accident. En 1976 en Italie, à Seveso l’usine a explosé, et la population a été exposée à de hautes concentrations de dioxines, connues comme étant un perturbateur endocrinien. Les hommes nés de femmes enceintes durant l’accident présentaient 40 % de spermatozoïdes en moins à l’âge adulte. Si tel est le cas, au vu du pourcentage de population à la fois urbaine et exposés aux perturbateurs endocriniens, la race humaine a du souci à se faire.

Laisser un commentaire