Un Temps Pour Chaque Chose

Il y a quelques jours, je marchais sur les falaises de la côte d’Opale, poussé par un vent à faire s’envoler les pierres, quand je me suis rendu compte que je n’entendais rien d’autre que le fracas des vagues en contrebas. Que la seule préoccupation de mon esprit était de mettre un pied devant l’autre et que le tumulte de mes pensées s’était envolé. Et la journée a duré longtemps. Bien plus longtemps que celles de mon quotidien habituel.

Ce n’est pas la première fois que je constate que la marche me permet de ressentir le temps qui passe avec une acuité renforcée, et une lenteur qui n’a rien de pesant. Nos ordinateurs et nos téléphones nous montrent tous l’heure. Elle est toujours quelque part dans un coin de l’écran, à nous rappeler les minutes qui s’égrènent. Et partout sur Terre, une seconde a la même valeur. Mais étrangement, tous ces dispositifs ne nous montrent pas le temps. Celui de notre vie, celui de notre journée, celui, beaucoup plus petit, qui assure la coordination de nos sens et de nos mouvements. Sans coordination temporelle, il serait impossible de se mouvoir dans la réalité. La conception moderne du temps donne l’impression d’un flux constant qui nous traverse, qu’on le veuille ou non, et auquel nous devons nous adapter. Le temps international synchronisé, né de la nécessité de coordonner le trafic ferroviaire, n’a que faire de notre avis. C’est probablement vrai d’un point de vue de physicien. Mais moi, qui vois le monde par le petit bout de la lorgnette de la biologie, je n’y trouve pas mon compte.

Toutes ces différentes échelles temporelles, la milliseconde, la minute, la journée, une vie entière… Toutes sont vraies. Toutes se superposent en nous, et nous les expérimentons à chaque moment de notre vie, de manière tout à fait consciente. Car toutes ont une base biologique distincte, et quelque peu entremêlées.

Ainsi, nous sommes capables de distinguer des durées très courtes, de l’ordre de quelques dizaines de millisecondes. Et pourtant, malgré cette haute résolution, nous vivons tous en retard d’une centaine de millisecondes. Le cerveau, bien au chaud dans la boîte crânienne, dépend du corps pour appréhender le monde extérieur. Intégrer toutes les informations qu’il reçoit de tous nos sens prend du temps, surtout si on sait que toutes ne sont pas traitées à la même vitesse. Les infos auditives, par exemple, « vont plus vite » que les infos visuelles. Le cerveau se laisse donc une marge d’environ un dixième de seconde, le temps de tout recevoir, et de faire avec tout ça une réalité qui nous paraît instantanée. Par exemple, s’il existe un décalage de moins de 100 millisecondes entre le son et l’image d’une vidéo, personne ne s’en rendra compte. Le cerveau synchronise automatiquement le tout.

Dès lors, notre réalité n’est rien d’autre qu’une construction de notre cerveau. Et d’une partie seulement de ce qui nous entoure. En effet, il faut voir tout ce que le cerveau filtre pour éviter la surcharge : le siège sous nos fesses, le tic-tac de l’horloge, le murmure du monde derrière la fenêtre, nos vêtements sur la peau, les battements de notre cœur, etc.

À côté de ce fin tamis temporel, nécessaire pour la coordination de nos mouvements, comme conduire une voiture, jouer d’un instrument de musique, ou réagir au quart de tour en cas de danger imminent, il est apparu que notre cerveau savait également mesurer un temps plus long, de quelques minutes à quelques heures. Plus le temps s’allonge, moins nos estimations sont précises. Les bases neuronales d’une telle fonction ne sont pas encore bien élucidées : il semblerait que plusieurs réseaux de neurones soient impliquées, un peu partout dans le cerveau. Mais quels qu’ils soient, ces neurones sont intimement connectés à notre vie émotionnelle. Nos émotions, la perception des émotions des autres, tout cela peut modifier de façon significative notre perception du temps qui passe.

Plus les heures passent, et plus celles-ci finissent par s’accumuler pour devenir une journée. À ce niveau, c’est notre horloge biologique qui rentre en jeu. Puisque la Terre fait le tour du soleil en 24 heures, alors notre horloge a intégré cette rythmicité. On la trouve chez de nombreux être vivants, en particulier chez les mammifères. Elle existe pour coordonner l’activité de nos différents organes en fonction des différents moments de la journée et de la nuit. Toutes nos hormones suivent un schéma temporel précis. L’activation de nombreux gènes est largement dépendante de cette horloge. Plutôt précise, par ailleurs, car si elle dépend du soleil pour se recalibrer chaque jour, plusieurs mois sont nécessaires à une personne isolée du monde extérieur avant que tout ne se détraque.

Et puis les mois et les années passent. Nous formons des souvenirs des lieux et des personnes que nous avons rencontrés, et des évènements qui nous sont arrivés. Et la plupart du temps, ces souvenirs emportent avec eux une dimension temporelle : nous savons quand ils ont eu lieu. Nous sommes tous capables, à des degrés divers de précision, de naviguer mentalement sur la frise chronologique de notre vie. Tous les jours, nous naviguons sans cesse entre l’instant présent, nos souvenirs, et nos projections futures. Ces dernières peuvent d’ailleurs s’imprimer si fortement dans notre cerveau qu’elles deviennent des traces mnésiques d’évènements n’ayant pas encore eu lieu.

Le Temps, celui qui nous est imparti, celui que nous expérimentons chaque jour, est une construction. Il a autant de formes que celles auxquelles nous accordons de l’importance. Dans ces Jeux Olympiques, j’imagine que les dix secondes d’un coureur n’ont pas la même signification que celles que j’ai mis ce matin à ouvrir mon pot de confiture. Et les heures que j’ai passé sur la falaise, loin de chez moi, n’ont pas eu la même signification pour mon chat qui m’attendait.

Sonnet contre l’entropie


Le ver qui fore un trou en spirale dans le bois
Ignore la poussière qu’il laisse derrière lui
Dans cette table qui fut pleine et entière ;
Quand le cristal touche le sol
Les électrons trouvent un chemin subtil
Tourbillon éthéré dans une traîne de fumée :
Le nom des amoureux, lumière des jours enfuis,
Ne te manquera pas, peut-être.
L’univers diminue peu à peu, c’est ainsi.
Les souvenirs qu’on perd
Les couleurs qui se fanent,
On ne les choisit pas,
Par définition, le regret vient trop tard
Dis ce que tu veux dire. Témoigne.
Et recommence.


John M. Ford, 13 octobre 2003
Poème en introduction de Mes Vrais Enfants, de Jo Walton

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