Un rêve de cyborg

© Fab Ciarolo

Pendant longtemps, j’ai eu l’impression que le cyborg représentait le futur. Qu’on le veuille ou non, tôt ou tard l’homme-machine finirait par s’imposer pour devenir une norme. De gré ou de force. Des sens augmentés, des organes remplacés au fur et à mesure qu’ils s’usent, des bains de jouvence et des membres bardés de capteurs, interagissant en permanence avec notre environnement, nos maisons, nos voitures. Un monde sans friction, aussi fluide que la navigation d’un iMac. Et du reste, mes jeux vidéos, mes bouquins et mes dessins animés ne me disaient pas autre chose.

Et puis j’ai grandi. Un peu. J’ai découvert que ce courant futuriste portait un nom : le transhumanisme. Et qu’il y avait réellement des scientifiques, des chercheurs, des génies qui pensent vraiment que nous sommes à l’aube d’un grand changement. Des gens qui pensent qu’il est de notre devoir, en tant qu’être humain, d’augmenter nos capacités physiques et cognitives, d’utiliser tous les moyens à notre disposition pour repousser la mort, indéfiniment si possible, quitte à poursuivre l’aventure dans un ordinateur et télécharger nos consciences sur le net. Qu’il est possible, enfin, que l’être humain tel qu’on le connaît, ne soit qu’une étape vers quelque chose de plus grand, et que nous soyons désormais assez avancés technologiquement pour choisir nous-mêmes la voie que doit prendre notre évolution, sans laisser le hasard nous dicter ses choix.

D’un point de vue de profane, le transhumanisme, ça a l’air facile comme ça. Au fond, ça ressemble surtout à une bande d’illuminés technophiles de la Silicon Valley qui veulent devenir des surhommes, et vivre à tous jamais dans une simulation informatique. Un cauchemar d’écrivain de science-fiction devenu rêve d’Eden. Sauf que… En vrai, le transhumanisme, c’est pas de la tarte.

En plus des sciences exactes, comme la biologie, la physique, la chimie, l’informatique, et cetera, le transhumanisme implique trop de champs pour que j’en fasse jamais le tour : la philosophie, la littérature, la science-fiction, la sociologie, celle des hommes et celle des sciences, l’histoire des sciences, le féminisme, les théories des médias et de l’information… Et même d’une certaine manière l’écologie et la pop-culture. Tout ça bien sûr entremêlé de façon inextricable. Et évidemment, tous ceux qui se réclament du transhumanisme ne sont pas d’accord entre eux.

Donc non, le transhumanisme, c’est pas de la tarte.

Case départ

Le plus simple serait sans doute de commencer par le début. Il existe un texte, appelé « Une histoire de la pensée transhumaniste », qui a été écrit par le philosophe Nick Bostrom, le co-fondateur de l’association internationale de transhumanisme. Transhumaniste convaincu, il estime que les rêves d’immortalité et d’éternelle jeunesse sont vieux comme l’humanité, de Gilgamesh à la fontaine de jouvence, et qu’il est dans la nature de l’homme de toujours chercher à transcender la frontière du corps et de la nature. En témoignent littérature et mythologies. D’une certaine manière, les transhumanistes ne feraient que se donner les moyens scientifiques d’accéder à de tels rêves.

Et pour appuyer ses propos, il cite divers penseurs et scientifiques qui font figures de prophètes. En 1923, J.B.S Haldane, généticien, s’interrogeait déjà sur la possibilité d’abandonner la fécondation et la gestation naturelle, pour cultiver l’être humain et, par croisement, obtenir les meilleurs éléments. Très impressionné par le texte de son collègue, J.D. Bernal, en 1929, déclara que « l’homme normal est une impasse évolutive » . Il imagina alors l’abandon du corps, pour placer le cerveau dans une suspension de liquide céphalo-rachidien. Ainsi harnachés sur une machine, connectés à d’autres humains « augmentés » dans une sorte de super-conscience collective, nous partirions à la conquête de l’espace. J’imagine d’ici les aliens, nous voyant passer devant leur fenêtre, se demander ce qu’on a bien pu faire pour mériter un destin pareil. Ça c’est pour le cadre scientifique.

Pour la philosophie, dans un autre document intitulé « la FAQ transhumaniste », Nick Bostrom toujours, et d’autres, brossent à grands traits les grands principes des transhumanistes, et les technologies qui selon eux, nous embarqueront vers un Eden technologique. Grossièrement, les auteurs estiment que si le risque que les choses tournent mal pour l’humanité est grand, il sera encore plus grand si ces technologies ne sont pas étudiées, et ce serait une faute moral de passer à côté sous prétexte qu’il ne faut pas transgresser les règles de la nature.

« Certains sont plus égaux que d’autres »

Dans les deux textes, les auteurs insistent énormément sur l’éthique, sur l’héritage de l’Humanisme des Lumières, sur le progrès et la nature rationnelle de leur démarche. Avec pédagogie ils essaient de contrer les critiques les plus importantes. Or une des plus grandes objections qui leur a été adressée ces dernières années, en plus des conséquences potentiellement catastrophiques de leurs recherches pour l’ensemble de l’humanité, c’est l’accroissement dramatique des inégalités socio-économiques, à la mesure du changement technologique qu’ils promettent. La technologie coûtant cher, seuls les plus fortunés pourront vivre indéfiniment, et s’offrir des cures de jouvence régulières, tandis que les pauvres devront se contenter de ce que la nature leur a donné.

« Les avancées technologiques seront pour tout le monde ! », promettent-ils en retour, et « Nul ne devra juger quiconque ne souhaitant pas se faire augmenter ». La déclaration d’intention insiste bien sur le caractère universel de leur démarche. Donc le procès d’intention qui leur est fait serait injuste. Après tout, écrit Bostrom, « Dans les sociétés occidentales, le panel d’individus qui bénéficient d’un statut moral plein et entier s’est élargi, pour inclure les hommes sans titre de noblesse ou de propriété (sic), les femmes (re-sic) et les personnes de couleur (re-re-sic) » . Grâce à l’Humanisme des Lumières, nous serions tous égaux en droit, et comme le transhumanisme reprend les mêmes principes, il n’y a aucune raison pour le transhumanisme accroisse les inégalités existantes. CQFD.

Cet appui sur l’Humanisme des Lumières, sur la raison, la logique, le progrès, la Science, se retrouve dans tous les textes transhumanistes que j’ai pu lire. Tous présentent l’être humain comme un être rationnel.

« Êtes vous classés dans la catégorie humain ? »

Or, derrière tout ça, toute une conception de l’être humain entre en jeu. C’est N. Katherine Hayles, professeure de littérature à l’Université de Duke, qui l’explique le mieux, dans un ouvrage qu’elle a écrit en 1999 : « Comment nous sommes devenus posthumains : les corps virtuels dans la cybernétique, la littérature et l’informatique ». Dès le début, elle explique que dans la seconde moitié du XXème siècle, la cybernétique s’est attachée à donner une toute nouvelle définition de l’être humain, basée sur les récentes découvertes en neurosciences. Le concept de base est la boucle de rétro-action. Un neurone A va influer sur l’état d’un neurone B, qui va lui-même influer sur un neurone C, qui va en retour modifier l’état du neurone A. Le corps humain regorge de boucles de rétro-action, ce qui permet de maintenir un équilibre. Ainsi, ce qui compte, c’est l’information qui est transmise de A, jusqu’à C, et l’information de C à A. Nous ne sommes donc qu’une somme d’informations. Comme les machines. Ainsi, puisque les ordinateurs et les cerveaux fonctionnent de la même manière, intrinsèquement, l’être humain n’est pas différent d’une machine. Et puisque nous ne sommes que des machines, tout notre être peut être codé en programme informatique.

Cette conception est très pratique parce qu’elle permet d’éluder tout ce qui n’est pas quantifiable : les émotions, les sentiments, les relations sociales, etc. A la trappe l’espèce sociale. Nous ne sommes que des individus distincts, et chacun est libre de choisir sa propre voie.

En considérant l’être humain comme une somme d’informations, déconnectée de son environnement et de ses pairs, le transhumanisme répète le même schéma que les politiques menées dans les sociétés occidentales. Il a beau être pétri de bonnes intentions, il s’appuie sur les mêmes bases, le libéralisme et l’individualisme issu de l’Humanisme. Pourquoi ses conséquences sur les inégalités socio-économiques seraient différentes ?

Laisser un commentaire