Un futur hormonalement perturbé 2/

Même si nous adorons nous persuader du contraire, nous ne sommes pas très différents des animaux, et notre survie dépend de la leur. Les conséquences des perturbateurs endocriniens pour la santé humaine ont donc suivi de peu celles sur la faune et les écosystèmes. Puis d’autres produits ont pris le relais. Et il a fallu d’autres évènements, d’autres accidents, pour se rendre enfin compte qu’elles pouvaient également perturber notre système hormonal.

MORT DISTILLÉE

Une des principales difficultés concernant les perturbateurs endocriniens concerne leur mode d’action. Les concurrences hormonales passent complètement sous les radars des tests de toxicité classiques. Pour peu que l’exposition ait eu lieu in utero, le coupable a depuis bien longtemps disparu lorsque les conséquences se font ressentir. C’est ce qu’il s’est passé avec le distilbène.

« It’s only women, who cares ? »

Cette hormone de synthèse a été mise sur le marché aux États-Unis dans les années 1940, initialement pour des troubles vaginaux. Mais devant l’augmentation de son utilisation pour prévenir l’apparition de fausse couches, cette indication a fini par être validée par la FDA, l’organisme régulateur des médicaments et produits chimiques américain. Et bientôt, le médicament s’est propagé dans l’ensemble du « Monde Libre » avec la promesse de limiter, voire supprimer, les avortements spontanés.

Des années plus tard, les enfants distilbènes, exposés avant leur naissance à l’hormone de synthèse, ont présenté de nombreux problèmes liés aux organes sexuels : grossesses anormales, réduction de la fertilité, problèmes immunitaires, dépression, ainsi que, pour les jeunes femmes, des formes rares du cancer du vagin. Ces problèmes ne pouvant être vus à la naissance, ils n’ont été détectés que lors de la puberté. Et non seulement ils porteront ces marques toute leur vie, mais il est possible qu’ils le transmettent à leurs enfants.

Il a fallu attendre 1971 et plusieurs millions de cas avant que le distilbène ne soit interdit. Ce qui n’a pas empêché de nombreux pays de continuer à autoriser son utilisation massive, jusqu’en 1979, dans le bétail pour la production de viande, alors même que le distilbène avait été choisi pour son efficacité en traitement oral. L’agriculture intensive aura décidément notre peau.

Le développement du fœtus est une voie à sens unique. Une fois un changement effectué, il est la plupart du temps irréversible. Et ceci est valable non seulement durant la grossesse, mais également durant les autres périodes critiques que sont la petite enfance et la puberté. Durant ces périodes, notre corps, via les hormones, subit de nombreux changements, et l’exposition aux perturbateurs endocriniens peut se faire cruellement sentir.

Oups.

En 1976, dans la petite ville de Seveso en Italie, la surchauffe d’un réacteur dans une usine de pesticides relargue un nuage chargé de dioxines. Officiellement, aucun mort ni aucune conséquence à long terme sur la santé humaine n’ont été déclarés. Plusieurs enfants ont été hospitalisés pour un phénomène de chloracné, une affection de la peau, sans autres conséquences. Pourtant, les nombreuses études menées, parfois des années plus tard, disent le contraire. Les hommes qui étaient nourris au sein durant cette période présentent des spermatozoïdes moins nombreux et de moins grande qualité, tandis que les filles de moins de 12 ans ont développé plus tard des maladies métaboliques telles que des diabètes. Les études concluent également à un lien entre taux sanguin de dioxine et infertilité chez les femmes, ainsi qu’une augmentation des cancers hormono-dépendants.

TOUTE LA GAULE EST POLLUÉE. TOUTE ? OUI. TOUTE.

Que ce soit à cause d’un accident industriel, d’une utilisation pharmaceutique douteuse ou de notre industrialisation massive, les perturbateurs endocriniens sont partout. On les retrouve dans l’air de nos maisons, notre eau, notre nourriture ou encore nos produits de soin et de beauté. Il est désormais impossible de prétendre le contraire. Les protestations des industriels se sont donc déplacées sur un autre terrain. Ils prétendent que les doses infimes auxquelles elles sont présente dans notre environnement ne peuvent représenter un quelconque danger pour notre santé, et que les seuils réglementaires actuels sont largement suffisants. Or, là encore, les preuves scientifiques s’accumulent pour démontrer le contraire.

Pour le comprendre, il faut faire un petit tour par le fonctionnement de nos hormones. Toute société qui a besoin de cohérence doit disposer d’un système d’information et de communication efficace. Notre corps, lui, en a deux. Le premier est le système nerveux. Rapide, il permet d’obtenir une réaction directe à sa stimulation. Un peu comme le téléphone, il envoie et reçoit des messages à usage unique. Il gouverne les sens, les muscles, la pensée, bref, tout ce qui a besoin d’une action immédiate.

« The Grid… What would it look like ? Ships ? Motorcycle ? »

Le deuxième, c’est le système endocrine, et il fonctionne pour sa part comme un réseau électrique à intensité variable. Il est composé de plusieurs glandes, réparties dans le corps, et qui ont chacune la responsabilité de la diffusion de leur propre hormone dans la circulation sanguine. L’électricité, pour filer la métaphore. Le pancréas, par exemple, sécrète l’insuline, les ovaires et les testicules, les œstrogènes et la testostérone. Au contraire des nerfs, l’hormone est diffusée en permanence et c’est sa concentration dans le sang qui constitue le message. Toutes les cellules disposent alors de récepteurs à la surface de leur membrane pour évaluer cette concentration. Qu’elle augmente ou qu’elle diminue, le récepteur enregistre l’info comme une ampoule dont l’intensité fluctuerait en fonction du courant. Et la cellule réagit alors en conséquence. Ainsi, une plus grande quantité d’insuline dans le sang va inciter la cellule à absorber plus de sucre.

Le système endocrine permet au corps de réagir en fonction des informations du monde extérieur, et toute variation venant de l’environnement constitue un déséquilibre qu’il chercher à corriger : variation de chaleur, de lumière, la faim, la soif, production d’énergie ou au contraire stockage des nutriments, etc. Il régule tout le métabolisme, c’est-à-dire la production et l’utilisation des ressources de l’ensemble de l’organisme, et jusqu’à la production de nouvelles cellules.

Chaque glande est responsable de « son hormone », et les glandes ne sont pas grosses, à peine quelques centimètres de diamètre. Par conséquent, la quantité d’hormone en circulation dans le sang est toujours extrêmement faible, et sa fourchette de variation très étroite. Les organes se doivent d’être hautement et doublement sensibles : à la fois à ce taux extrêmement faible, et aux variations, encore plus subtiles, de la concentration. Tout écart à cette fourchette, durant un laps de temps suffisamment long, conduit invariablement à une maladie ou à un dysfonctionnement de l’organisme.

No comment.

C’est là que les perturbateurs endocriniens entrent en jeu. Puisque leur forme leur permet de mimer le comportement des hormones, ils peuvent déclencher une cascade de réactions dans le corps humain alors que cela n’est pas nécessaire. Pour reprendre l’exemple de l’insuline, une substance qui mimerait cette hormone entraînerait entre autres une diminution du glucose en circulation dans le sang, une protestation des organes, puis une réaction du corps pour rétablir la normale. S’il ne s’agit que d’un phénomène épisodique, rien d’inquiétant. Mais si cette exposition est permanente, chronique, le corps va se croire dans un déséquilibre illusoire qu’il cherche en permanence à compenser. Au point d’entraîner, in fine, une modification de la lecture de nos gènes, qui peut alors se transmettre à notre descendance.

SANS TRUCS AJOUTÉS ?

Nos plastiques, nos meubles contiennent tous des molécules qui ont été ajoutées pour leur conférer telle ou telle propriété. On ajoute par exemple des phtalates aux vinyles pour jouer sur leur souplesse. Mais n’étant pas liés chimiquement au plastique, ils se détachent facilement et se retrouvent dans notre alimentation, ou dans la poussière de la maison. Les parabènes, quant à eux, ont été ajoutés comme conservateurs dans les produits de beauté. Tout le monde était persuadé que la peau ne les absorbait pas, et qu’en cas d’ingestion, ils se retrouveraient bien vite métabolisés et excrétés. La démonstration de leur présence dans du tissu mammaire en 2004 a mis fin à cette idée.

Et il ne s’agit là que des plastiques. Mais on peut également citer la plupart des pesticides que l’on retrouve jusque dans l’eau du robinet. Il y a quelques jours encore, l’association Générations Futures a annoncé y trouver des traces d’Atrazine, un pesticide interdit dans l’Union européenne en… 2004. Et toutes ces molécules sont capables de leurrer l’organisme en lui faisant croire qu’ils sont des œstrogènes.

« Don’t you know that you’re toxic ? »

Les quantités certes ne sont pas énormes, à peine quelques nanogrammes par litre. Mais elles sont présentes, et ces doses suffisent à avoir un effet. Car il s’agit là d’un des points les plus délicats avec les perturbateurs. Ils chamboulent complètement les principes de dose-dépendance. Habituellement, les substances toxiques ne le sont qu’à partir d’un certain seuil. Il suffit donc de déterminer ce dernier pour fixer la limite à ne pas dépasser. Rien de tel avec les perturbateurs endocriniens. Ils peuvent être très « efficaces » à une dose très faible, devenir complètement inoffensifs à une dose plus élevée, et reprendre du service à une dose plus élevée encore. Et c’est ce phénomène qui fait s’arracher les cheveux à tous les chercheurs qui tentent de démontrer l’ampleur du problème.

Les différentes études menées montrent bien que les Bisphénol A et les phtalates ont des effets sur le contrôle hormonal de notre production de sucre, notre stockage des graisses, et sur notre balance énergétique. En d’autres termes, en cas d’exposition in utero, ils peuvent irrémédiablement faire croire à l’organisme pour le restant de sa vie qu’il a besoin de stocker de l’énergie sous forme de graisse.

L’épidémie de diabète sucré, tout comme celle d’obésité, n’est bien sûr pas sans rapport avec notre surconsommation de produits hyper-transformés, remplis de sucres ajoutés. Mais les études montrent que l’exposition aux perturbateurs endocriniens ne fait qu’augmenter ces risques, ne fait que perturber l’organisme dans sa gestion du sucre et de son énergie. De plus, les prélèvements faits sur des cohortes de patients montrent une association entre ceux qui présentent des signes d’obésité, et leur taux de Bisphénol et de phtalates dans le sang. En Europe, la dose maximale d’exposition au Bisphénol A est de 4 microgrammes par kilo et par jour. Mais en laboratoire, des effets ont été détecté à des taux ne dépassant pas quelques nanogrammes, soit mille fois moins.

La reproduction humaine est également durement touchée. Chez les hommes d’une part. Depuis quelques années, les troubles du développement des organes génitaux augmentent, tandis que la qualité du sperme des Occidentaux s’effondre. Les spermatozoïdes sont moins nombreux, et moins « vigoureux ». La sédentarité n’a rien à voir là-dedans. Tout se décide durant la formation du fœtus, et les quelques premières années de la vie. Or, là encore, l’exposition permanente à des molécules mimant les hormones sexuelles féminines n’y est probablement pas étrangère. Les études menées en laboratoires concluent toutes à un effet délétère sur la capacité du futur homme à produire des spermatozoïdes en quantité et qualité suffisantes.

Mais il ne faudrait pas pour autant oublier les femmes. Les problèmes liées à l’appareil reproducteur féminin sont également en augmentation. Cancer du sein, syndrome d’ovaires polykystique, puberté avancée chez les jeunes filles… Les études suggèrent que ces molécules qui se présentent comme des oestrogènes démultiplient la réponse des organes, les stimulant trop. Avec à la clé, une augmentation des risques de cancer.

Le cerveau, enfin, est également une cible de choix pour ces substances. En effet, les principaux axes hormonaux sont supervisés par deux structures cérébrales : l’hypothalamus et l’hypophyse. Tout deux s’assurent que la production d’hormones par les glandes est bien synchronisée dans le temps. Or, le cerveau, durant sa formation et sa maturation, est hypersensible aux hormones et en particulier aux hormones sexuelles, car le relargage des hormones sexuelles masculines et féminines ne suit pas le même schéma au cours de la journée. Les expériences menées en laboratoire montre que les rats exposés aux perturbateurs durant la formation cérébrale ont des comportements aberrants, ainsi que qu’une baisse de motivation et de la mémoire de travail.

La science est formelle. Les preuves s’accumulent. Et pourtant, les législations se font attendre. Les lobbys font tout ce qu’ils peuvent pour repousser des réglementations plus strictes sur les perturbateurs endocriniens. Parce que prouver une chose dans un laboratoire, dans des conditions contrôlées, sur quelques cellules ou sur un animal de laboratoire est une chose. Démontrer formellement, en conditions réelles, que quelques nanogrammes d’une molécule a eu, il y a vingt ans, un effet inhibiteur sur la fabrication de spermatozoïdes, en est une autre. Tellement de facteurs peuvent entrer en jeu, et ainsi autant de manières de détourner l’attention. En théorie, le principe de précaution devrait gouverner l’action des industries et gouvernements. En pratique, on se contente visiblement de constater les dégâts.

Laisser un commentaire