Un futur hormonalement perturbé 1/

Il y a toujours une sorte de vague gêne aux entournures quand on parle des perturbateurs endocriniens. On sait que ça existe, que ça a un vague rapport avec le Bisphénol A, les parabènes et les pesticides, que ça se retrouve dans notre alimentation. Et on se dit que ça doit avoir un lien avec nos hormones, sans être totalement sûr, au fond, ni des effets sur notre santé, ni même si leur existence est formellement démontrée. Et pourtant, ils font des dégâts considérables sur nous et notre planète depuis les années 1950.

ACRONYMES et BARBARISMES

Au départ, ce qu’on appelle les perturbateurs endocriniens sont des molécules qui ressemblent aux hormones. Par conséquent, elles peuvent avoir sur nos organes les mêmes effets que lesdites hormones et ainsi enclencher une cascade d’évènements qui n’a pas lieu d’être. Et c’est valable aussi bien pour nous que pour tous les êtres vivants qui ont un système endocrinien.

Pour être un peu plus clair, prenons un exemple concret : la pilule contraceptive. Cette pilule contient des hormones sexuelles féminines de synthèse, les œstrogènes, dosées de manière à perturber le cycle hormonal naturel de fécondation et rendre la personne infertile le temps du traitement. C’est ce qu’on pourrait appeler un perturbateur endocrinien volontaire. Le hic, c’est que cet instrument de libération des femmes est devenu un problème environnemental : relarguée dans la nature via des égouts sans système de filtration, cette hormone de synthèse devient un polluant aquatique qui affecte la reproduction des poissons.

Il existe quelques cas d’infertilité, au cours du XXème siècle, chez des animaux ayant consommé des aliments chargés en œstrogènes naturels de champignons ou de végétaux. Et suivant cet exemple, les lobbys industriels tentent de nous faire croire que les régimes végétariens et végans sont à l’origine d’une exposition préoccupante de la population aux phyto-œstrogènes. Quelle plaie, franchement, ce tofu et tous ces gens qui veulent manger sainement… Mais les véritables perturbateurs endocriniens, quant à eux, ont été synthétisés par les humains et ce, massivement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et comme d’habitude, il a fallu attendre que les effets soient dévastateurs avant de songer à les interdire.

Au départ, le terme « perturbateur endocrinien » n’existe même pas. Il n’est apparu qu’en 1991. Ce qui ne signifie pas qu’avant cette date, leur existence n’ait pas été largement documentée. L’exemple le plus connu est certainement le DDT. Ses propriétés insecticides sont découvertes en 1939. Expérimenté durant la guerre, il révèle sa remarquable efficacité à éliminer les vecteurs du paludisme, du typhus et de la peste, tandis que les études de l’époque assurent qu’il est sans danger pour les humains. Il n’en fallait pas plus pour qu’il devienne un des pesticides les plus utilisés dans l’agriculture à partir des années 1950.

– Qu’est-ce qu’on va faire ?
– J’n’en sais rien, que veux-tu faire ?

Les effets sur la faune ne se sont alors pas fait attendre : la population des oiseaux, et en particulier celle des oiseaux de proies et des oiseaux pêcheurs, s’est effondrée. Pour eux pourtant, le DDT n’est pas toxique au sens habituel du terme. Mais il provoque des malformations génitales chez les oisillons et, surtout, il interfère dans la synthèse des coquilles d’œufs. Devenues trop fines, celles-ci cassent au moindre choc et ne peuvent alors plus protéger leur hôte. Plus de jeunes, et donc plus de renouvellement des populations.

Le DDT est une molécule très stable, qui se retrouve facilement dans l’environnement sans se décomposer. Elle rejoint alors les eaux de surface, et se retrouve dans les rivières et les lacs. Par accumulation tout au long de la chaîne alimentaire, le pesticide finit par se stocker dans la graisse des poissons et des petits mammifères, et ce à des doses importantes. Et au final, ce sont les animaux au sommet de la chaîne qui paient le prix fort.

Interdit en 1972, le pesticide n’a pas disparu. Signe de son extrême stabilité, on en retrouve encore des traces un peu partout, jusque dans le lait maternel des mères, en particulier celles qui consomment beaucoup de poisson. Il est d’ailleurs considéré comme un POP, un Polluant Organique Persistant, que les anglophones appellent les « forever chemicals ». C’est-à-dire un produit qui continuera à polluer les sols, les eaux et le sang des animaux pendant encore des années. Dans le sol d’un environnement tempéré comme le nôtre, sa demi-vie est estimée à 57,5 ans. C’est beaucoup, mais relativement peu par rapport à d’autres, qui ont une demi-vie de plusieurs siècles, comme par exemples les PCBs.

Joyeux cocktails de 209 molécules, ces derniers ont largement été utilisés dans les isolants électriques, et les condensateurs, des années 1930 aux années 1970. Avec le DDT, les PCB sont considérés comme responsables de l’effondrement des populations de phoques dans la mer Baltique, en provoquant des occlusions et des tumeurs au niveau de l’utérus. Bien que le mécanisme n’ait pas été complètement élucidé, la population de phoques a commencé à remonter peu après l’interdiction de ces substances.

UN SUBTIL DOSAGE

– Et un peu de vitriol ?
– Nooon… Heu… OUIIIII
– Ah. Je savais bien que ça serait bon.

Des histoires comme celles-ci, il y en a à la pelle. Toutes ont en commun de concerner un produit de synthèse, remarqué pour ses propriétés physiques ou biologiques incroyables (comprendre incroyablement rentables), et qui a été fabriqué à l’échelle industrielle, sans jamais se soucier de ses dégâts sur l’environnement ou la manière de l’éliminer une fois leur utilisation terminée. Il ne faut pas croire que les réglementations n’existent pas. Mais jusqu’ici, elles ont été incapables de véritablement empêcher leur dissémination. En cause ? Un problème de dose, et un problème de test.

Avant que les molécules soient mises sur le marché, les molécules passent des tests de toxicité afin de vérifier leur potentiel toxique, mutagène ou cancérogène. Mais ces tests ne disent rien sur une éventuelle concurrence hormonale. Ils ont alors tout le loisir de contaminer, par exemple, le système reproducteur de nombreuses espèces et ainsi provoquer leur disparition en l’espace de quelques générations.

Problème de dose ensuite. La plupart du temps, une fois les tests de toxicité effectués, la dose minimale est divisée par cent ou mille, pour être sûr, et elle constitue alors le seuil à ne pas dépasser. Cependant, les perturbateurs endocriniens ont des effets à des doses inférieures à ces standards. Des effets qui ne se voient pas tout de suite, mais qui ont des conséquences sur le long terme. Ainsi, dans les années 1980, l’effondrement des populations d’huitres, de coquilles Saint-Jacques, de moules et d’escargots de mer dans les ports et les mers très fréquentées a été causé par le Tributyltin, ou TBT. Cette molécule bon marché et incorporée dans la peintures des coques, est très efficace pour empêcher les coquillages de s’y fixer et ainsi limiter leur érosion. Mais elle interfère également dans la synthèse des coquilles. Chez les escargots, il a été démontré que le TBT provoquait des changements de sexe, à des doses aussi minimes que quelques nanogrammes par litre !

Ce problème de dose est au cœur aujourd’hui des polémiques sur les perturbateurs endocriniens et de leurs effets sur la santé humaine. Alors que les publications scientifiques s’accumulent pour démontrer que même à des concentrations infimes, ces molécules sont dangereuses pour notre santé et celle des écosystèmes, les lobbys agricoles et industriels jouent la montre en réfutant ces accusations et brandissant leurs propres études qui, elles, ne montrent aucun effet. Ces derniers sont souvent subtils, et difficiles à mettre en évidence. Il est donc aisé, en ce cas, de démontrer leur inexistence. Or, pendant ce temps, les dégâts s’accumulent.

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