SCOTUS et nos gènes sous licence

Depuis la mort de la grande juge américaine Ruth Bader Ginsburg, les médias occidentaux couvrent son remplacement minute par minute. Il faut dire que les décisions de la Cour Suprême des États-Unis (SCOTUS) ont une influence considérable sur nos vies, même si nous ne sommes pas américains. Il y a maintenant 40 ans, cette même Cour Suprême a rendu un jugement historique qui a ouvert la porte au brevetage du vivant et une marchandisation toujours plus grande de nos corps. Mais pour en parler, il faut d’abord faire un détour via le fonctionnement des brevets.

TULIPOMANIA

L’histoire des brevets est plus longue et plus assommante qu’un texte de lois européen traduit en 27 langues. Sans les annexes. Grosso modo, il s’agit d’un moyen juridique imaginé pour tirer profit d’une invention technique et ce, pour un temps donné de 20 ou 25 ans. En revanche, et c’est là une distinction importante, les découvertes scientifiques ne peuvent pas être brevetées. Démonstration.

Imaginons qu’un chercheur, Gérard, découvre qu’une plante anodine comme la tulipe produit une substance efficace dans la lutte contre le SARS-CoV 2 (j’ai dit imaginons). S’il nomme cette substance la Gérardine en son honneur, notre chercheur n’est pourtant pas propriétaire de cette molécule, qui appartient à la Nature. Tout ce qu’il peut faire, c’est breveter une méthode pour faire de cette Gérardine un médicament. Toute société souhaitant utiliser la Gérardine devra alors, soit utiliser la méthode de notre chercheur et le payer en conséquence, soit inventer une autre méthode suffisamment différente pour ne pas être taxé de plagiat.

Au départ, et dans une société capitaliste, protéger de la sorte les techniques peut sembler un processus légitime. Après tout, les chercheurs, les entreprises et les labos investissent beaucoup de temps et d’argent pour fabriquer des machines destinées à améliorer notre confort et notre bien-être, et il est normal d’être payé pour ces efforts. Là où ça coince, c’est quand ces techniques et ces machines impliquent des organismes vivants.

Les plantes sont les premiers êtres vivants à avoir été modifiés par les humains. La sélection des végétaux par croisement, dans le but d’obtenir de meilleurs rendements et des plantes plus résistantes, est une technique aussi vieille que l’invention de l’agriculture. Pendant quelques milliers d’années, tout s’est donc relativement bien passé. Puis les choses se sont corsées.

UNE DRÔLE DE MARÉE NOIRE

Dans les années 1970, un employé de General Electric, le Dr Chakrabarty, travaille sur un moyen de circonscrire d’éventuelles marées noires, et modifie le génome d’une bactérie afin qu’elle soit capable de « digérer » des hydrocarbures. Cette dernière devient un organisme génétiquement modifié, pour lequel le chercheur dépose un brevet. Brevet qui a été rejeté par l’Office Américain des Brevets. Ce rejet a donné lieu à une bataille juridique d’une dizaine d’années qui a fini par être arbitrée par la Cour Suprême américaine. En 1980, la Cour a décidé d’accorder ce brevet, au titre que cette bactérie était un produit fabriqué de main humaine. Techniquement, le chercheur a regroupé au sein d’un même organisme des gènes qui existaient indépendamment chez d’autres bactéries, et les juges ont estimé qu’il s’agissait d’une création et non d’un produit naturel.

Cette décision a donné le coup d’envoi au brevetage du vivant. Un an après, en 1981, l’Office Européen des Brevets intègre à son tour dans ses textes la brevetabilité des micro-organismes. Au cours des années qui ont suivi, des lois ont régulièrement posé les limites de ce qui est brevetable au sein des êtres vivants et, à chaque fois, ces limites ont été balayées.

Par exemple, en 1985, en s’appuyant sur la jurisprudence de l’affaire Chakrabarty, le premier brevet pour un maïs OGM est déposé. Il s’agit d’un organisme transgénique, c’est-à-dire un plant de maïs à qui a été ajouté un gène provenant d’une autre espèce, ce qui a suffit pour le caractériser comme création humaine.

ET NOUS ?

En 1988, c’est au tour du premier mammifère d’être breveté : la souris Oncomouse, conçue pour développer rapidement des tumeurs, et ainsi faciliter l’étude des cancers. Or, de l’avis quasi-général, imposer une propriété intellectuelle sur un mammifère, c’est-à-dire un être sensible, social, et si proche de nous, est un acte pour le moins éthiquement discutable. Le Canada a même interdit ce brevet et le brevetage des mammifères par la même occasion. Mais en Europe, alors que le brevetage des animaux était pourtant interdit, le brevet de l’Oncomouse a été autorisé.

Puisque rien ne s’oppose au brevetage des mammifères, on est en droit de se demander : à quand les humains ? Malheureusement, certains ont déjà tenté le coup. En 1997, la société Myriad Genetics a déposé plusieurs brevets pour une méthode de dépistage du cancer du sein. Le hic, c’est que ces brevets portaient sur les gènes humains eux-mêmes, les gènes BRCA 1 et 2.

Aux États-Unis, la même Cour Suprême a rendu son verdict en 2013 : le gène humain est un élément naturel qui n’est pas brevetable. Mais, car il y a toujours un mais, le gène synthétique correspondant créé en laboratoire à des fins de dépistage (comme dans un test PCR) lors du test, lui, l’est. Grâce à ce jugement, de nombreux brevets qui avaient été déposés dans l’intervalle ont été annulés.

On a souvent tendance à se dire que les États-Unis sont plus libertaires que nous concernant la santé humaine, et que ce genre de pratiques ne peut exister chez nous. Cruelle illusion. Le brevet de Myriad Genetics a été autorisé par l’Office Européen des Brevets, et il a fallu une fronde de la société civile, avec l’Institut Curie et de nombreux généticiens en fer de lance pour que le brevet soit, finalement, largement invalidé.

Ce type de préoccupations juridiques a l’air très loin de notre quotidien. Pourtant, elles ont des conséquences concrètes. Par exemple, en vertu du brevet déposé, Myriad Genetics exigeait que tous les tests de dépistage du cancer du sein soient pratiqués dans leur laboratoire, au fin fond des États-Unis, au prix de 2500 dollars l’unité. Soit la consécration de la marchandisation du corps, et de la médecine personnalisée à plusieurs vitesses.

Si ce chapitre est clôturé, cela ne signifie malheureusement pas que l’histoire du brevetage du vivant est terminée, loin de là. Ainsi, après avoir écrit dans les textes de lois que le croisement de deux espèces végétal n’était pas brevetable, l’Office Européen des Brevets a finalement décidé, il y a peu, de revenir en arrière. Ce qui aurait pu avoir pour conséquences la prise de contrôle par les grosses entreprises de semence (comme Bayer et Monsanto) de n’importe quel champ de blé. Heureusement, le Parlement Européen y a vite mis le holà et des discussions sont en cours. Mais à la vitesse où se développent les biotechnologies, il y a peu de chances que l’inviolabilité du corps humain reste longtemps un des principes fondamentaux de nos démocraties.

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