Qui veut la peau du Journalisme ?

Featuring… The Internaute.
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2020 approche, et avec cette nouvelle décennie, l’élection présidentielle américaine voire, peut-être, sait-on jamais, le Brexit (on a le droit de rêver). Et je suis fatigué d’avance. En 2016, lorsque ces deux évènements (l’élection de Donald Trump et le référendum du Brexit) ont eu lieu, les différents médias et les réseaux sociaux se sont retrouvés sous le feu des critiques. Les premiers, pour avoir outrageusement donné la parole à leur propre camp (Hillary Clinton au Etats-Unis, le camp des Remainers au Royaume-Uni) et donc de ne pas avoir anticipé la grogne populaire. Les seconds, pour avoir laissé les politiques manipuler l’information en présentant massivement aux utilisateurs de Facebook, par exemple, des publications bourrées de mensonges et d’exagérations.

Quatre ans plus tard, on a bien avancé : les démocrates cherchent toujours à destituer leur Baratineur-en-Chef, et le Labour britannique, parti travailliste et deuxième force politique du pays, veut faire annuler le Brexit prévu, si tout se passe « bien », le 31 janvier 2020. C’est fulgurant.

Le pire cependant, c’est ce climat délétère de méfiance généralisée qui s’est installé. Méfiance à l’égard d’un système politico-médiatico-technologique flou qui mélange pêle-mêle une propagande d’état, des réseaux sociaux diffusant des fake news en masse, des médias partisans et biaisés… Et surtout, surtout, ce manque total de confiance dans la moindre information qui circule, amplifiée, déformée, recadrée dans cette immense caisse de résonance qu’est Internet.

Et j’ai la désagréable impression que la situation ne va pas s’améliorer. Ni en 2020, ni après. Bienvenue dans l’ère de la post-vérité.

ON A DIT LE PROUVER, PAS L’IMPRIMER

En 2016, la rédactrice-en-chef du Guardian, plus grand quotidien britannique, Katharine Viner, l’avait déjà écrit noir sur blanc : « aujourd’hui, un fait n’est rien d’autre qu’une opinion ». Et puisque c’est une opinion, on peut la contester, et avoir la nôtre, plus en accord avec nos propres valeurs. Il ne se passe pas autre chose quand les Trump et Xi réfutent une information en l’étiquetant de Fake News. Des camps d’internement pour les Oïgours en Chine ? « C’est pas vrai. » Les femmes sont en permanence victimes d’un système patriarcal ? « C’est pas vrai. » Même devant les faits. Quelle stratégie adopter face à quelqu’un qui nie systématiquement, même devant l’évidence ? Cela fait longtemps que les Russes ont adopté cette technique.

Les informations ont longtemps été l’apanage de deux corps de métier : les propagandistes publicitaires relations publiques, et les grattes-papiers journalistes. Et dans un parfait monde capitaliste, les seconds vérifient ce que disent les premiers, afin que les électo-consommateurs puissent effectuer un choix éclairé.

Pour faire court, jusqu’au début des années 2000, les médias de masse que sont les journaux, la télévision et la radio détenaient le quasi-monopole de la diffusion de l’actualité. C’était eux qui décidaient qui savait quoi, quand, et de quelle manière, et le pluralisme de la presse était sensé pouvoir couvrir l’actu avec suffisamment de points de vue différents pour le lecteur ait une vue d’ensemble.

Sauf que, depuis l’arrivée des poids lourds de l’économie numérique que sont Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft dans le jeu de la diffusion des nouvelles, c’est une presse en piètre état qui se voit en plus contesté le droit de choisir les infos qui font la Une. Voire quelles infos ne seront tout simplement jamais lues. En effet, dans son rapport annuel de 2018, l’agence de presse Reuters indique que près des deux tiers des gens s’informent sur Internet via un intermédiaire : moteur de recherche (*kof* Google *kof*), média social(*Re-kof* Facebook *Re-kof*), newsletter, etc. Et cette proportion monte à 73 % chez les moins de 35 ans. Autrement dit, entre un tiers et un quart seulement des internautes visitent directement les sites des différents médias pour s’informer (l’enquête cachant bien sûr des disparités entre les pays).

DANS MA BULLE

Cet état de fait a plusieurs conséquences. Le premier problème concerne ce qu’on appelle une chambre d’écho. Les réseaux sociaux permettent de suivre nos amis et notre famille, mais aussi « nos »médias, et « nos » leaders d’opinions préféré, c’est-à-dire ceux avec qui nous partageons les mêmes idées politiques. On est pas bien entre blancs soi ? Du coup, nos propres convictions vont nous être renvoyées comme un écho, jusqu’à couvrir tout le reste. Et quand bien même une info contraire à nos idées arriverait jusqu’à nous, il faut ajouter un phénomène psychologique qui s’appelle le biais de confirmation : on a spontanément tendance à croire une information qui correspond à notre système de valeurs, et à rejeter celles qui y sont contraire.

Ces deux phénomènes combinés créent une certaine forme de polarisation sociale. Ainsi, un laboratoire en Italie a étudié la manière dont les informations circulent dans une chambre d’écho sur le Facebook italien. Ils ont mis en évidence le fait qu’une fois qu’un utilisateur prend part à une théorie du complot, il a tendance à embrasser les autres théories circulant dans cette chambre d’écho.

Le second problème auquel nous sommes confrontés en tant qu’utilisateurs d’Internet, réside dans son architecture même. Partout, nous sommes traqués, et nous laissons des kilos de données sur nos habitudes de navigation, nos goûts en matière de culture, nos passions, nos trucs moins avouables. Le tout avec notre bénédiction : les recommandations Youtube, Netflix, Amazon, les résultats Google… Il en résulte une bulle de filtres qui s’affine progressivement pour nous proposer des publicités et des produits toujours plus ciblés.

Et en ce qui concerne l’information, c’est la même chose. Les algorithmes proposent, ordonnent et hiérarchisent l’information qu’on reçoit, pour qu’elle nous corresponde le plus possible. On peut bien sûr objecter que ce travail éditorial, les médias l’ont toujours fait. C’est la loi du mort-kilomètre : un mort dans sa propre rue compte plus que 10 morts à Kaboul, plus que 100 en Chine. Oui mais il y a un hic : les plateformes telles que Facebook refusent d’être considérées comme des médias. Parce qu’être un média, c’est être responsable de ce qu’on diffuse. Eux ne veulent être que des plateformes : des relais. Les avantages (l’audience, donc la rémunération), sans les inconvénients.

BANDITS MANCHOTS ET POISSONS ROUGES

Parce qu’il ne faut pas oublier que le cœur du revenu de ces plateformes, c’est la publicité. Le métier de Google, c’est de vendre du temps de cerveau disponible aux annonceurs. Littéralement. Et puisque notre attention est la plus petite ressource disponible dans l’équation, c’est elle qui faut gagner à tout prix. Le but du jeu est donc de nous faire rester le plus longtemps sur ces plateformes. Désormais, dans plus de la moitié des cas, quand on pose une question à Google, Google a la réponse. Pas besoin de cliquer sur un lien. Pas besoin même, parfois, d’appuyer sur Enter : le résultat s’affiche directement dans la barre d’adresse. Googler est devenu un verbe. Et la sémantique, c’est ce qu’il y a de plus important.

Pour Facebook (et ses imitateurs), il y a le news feed. Ce flux infini où on découvre l’une après l’autre les publications des pages et des personnes qu’on suit, et qui obéit à un algorithme directement inspiré des machines à sous des casinos : on ne sait jamais quand quelque chose d’intéressant va tomber. Les publications ne suivent pas un ordre chronologique, loin de là. Pareil pour Twitter. Donc on scrolle, toujours plus bas. On creuse, toujours plus profond.

Et les médias doivent concurrencer ça. Plus les applis de rencontres, elles aussi basées sur le même système de récompense. Plus les jeux. Plus les messageries. Plus tous les autres médias d’infotainment comme Buzzfeed et Konbini. Parce qu’il y a une loi médiatique qui, elle, n’a pas bougée : les médias ne se supplantent pas. Ils s’empilent. La télévision n’a pas remplacé la radio, qui elle-même n’a pas remplacé les journaux. Et alors que le temps de télévision ne montre qu’une légère érosion avec le temps, le temps d’écran, lui, ne fait qu’augmenter, et donc de s’y rajouter. Je me demande parfois comment on trouve le temps de vivre. La réponse serait évidente si le multi-tâche n’était pas une pure fantaisie.

Une des conséquences de tout ça, c’est l’adaptation du contenu au contenant, comme de l’eau. Les médias ont désespérément essayé de ne pas se faire distancer, et de faire en sorte que leurs articles soient lus. Ou cliqués, à tous le moins. Les titres sont devenus plus accrocheurs, à la Buzzfeed, démesurés, quitte à les nuancer par la suite dans le corps de l’article. Mais c’est sans compter sur un des dommages collatéraux du flux constant d’infos auquel nous sommes soumis : 59 % des articles sont partagés sans être lus ! On se base sur le titre et le chapeau, et on estime avoir saisi l’essentiel de l’info. Qui a le temps de lire le reste ?

FACT SIMILI

Les différents grands titres de presse ont bien essayé de répliquer à cette défiance généralisée en lançant des sites de fact-checking, des vérifications de faits, comme Les Décodeurs du journal Le Monde. Le Washington Post s’est mis à comptabiliser tous les mensonges de Trump depuis le début de sa présidence (pour info, il a passé la barre des 10 000… No comment). L’inconvénient de ces initiatives, pour indispensables qu’elles soient, c’est leur public. Elle prêche des convertis, les gens qui sont abonnés à ces médias.

De façon générale, il y a un important problème de manque d’éducation à l’information et aux médias dans le monde. Le rapport Reuters mentionné plus haut le met bien en lumière. D’après leur échantillon statistique, seul 29 % des gens savent que les infos présentées dans le flux Facebook suivent le choix d’un algorithme, un programme informatique. Plus de 20 % des gens pensent que ces choix sont effectués par des humains. 40 % n’en savent rien. Et sans surprise, les personnes qui ont la plus grande éducation aux médias sont ceux qui lisent les journaux, en papier ou en numérique, et ces journaux sont majoritairement les grands quotidiens libéraux, comme le New York Times, ou Le Monde en France.

Tout ceci ne veut pas dire que c’était mieux avant. Les réseaux ont permis de casser un monopole, celui des grands titres de presse sur la manière dont les gens pensent et voient le monde. A un monde bipolaire où on avait deux faces à une même Histoire, s’est substitué un paysage médiatique multiculturel, où il n’y pas seulement 2 mais une multitude de facettes, voire même plusieurs histoires à mettre en lumière. La communication horizontale des réseaux ont cassé cette hiérarchie verticale où seuls les médias avaient accès aux puissants. Et quand bien même c’était mieux avant, je ne vois pas comment on pourrait revenir en arrière. Le monde va vers toujours plus de numérique, pas moins.

UN TUNNEL, ON VA ÊTRE COUPÉ

Mais je m’interroge. Que nous réserve l’avenir ? Certainement pas plus de nuances ni de complexité. Une bonne partie des requêtes sur Internet commencent à être vocales, via les assistant.e.s « intelligent.e.s » comme Alexa, Cortana et Google Home. Les autres suivront. Le problème étant que les réponses faites par ces assistant.e.s sont fermées. Pas de discussions possibles. Quelles sont leurs sources ? Qui décide ? Personne. Une intelligence artificielle opaque, dont même les concepteurs ne savent pas toujours très bien expliciter les choix effectués.

Pour l’instant, la majorité de ces assistants servent majoritairement à diffuser de la musique, donner la météo, clôturer une dispute sur un point comme on va chercher sur Wikipédia, ou ajouter des rendez-vous à l’agenda. Mais ils ont d’autres possibilités. Ils peuvent tout à fait vous lire votre rappel de l’actu de la journée. Pour l’instant cette fonction est encore peu utilisée, et les pré-réglages envoient les utilisateurs vers les services publics, comme la BBC au Royaume-Uni.

Mais demain, si Amazon ou tout autre fournisseur d’assistant vocal décidait d’ouvrir un service presse, et de décider de ne diffuser que leurs actus, je ne vois pas très bien ce qui pourrait les en empêcher. Après tout, au départ, Amazon vendait des livres sur Internet, et aujourd’hui ils sont les principaux fournisseurs de serveurs au monde. Google n’était qu’un humble moteur de recherche, devenu aujourd’hui la régie publicitaire de la planète. Quand Facebook sortira son assistant vocal, lui aussi ne lira que les actus et des podcasts basés sur vos amis et vos idées politiques ? Ou bien il le confiera à une « intelligence » artificielle qui décidera que les articles écrits par des femmes ne sont pas dignes de confiance parce que sa programmation se base sur un biais sexiste ? Ce scénario est loin d’être de la science fiction. En 2015, Amazon avait demandé à une IA de passer en revue les CV de candidats pour sélectionner les meilleurs. Problème, l’IA a décidé d’éliminer les CV de femmes, parce qu’en se basant sur ceux des anciens employés, elle avait remarqué qu’ils étaient majoritairement… Des hommes.

A l’heure actuelle, les différents services Internet que nous utilisons tous sont majoritairement détenus par des firmes privées, et leur fonctionnement opaque, susceptible de changer du jour au lendemain, suite à un changement de politiques de l’entreprise. Or, comme l’a écrit Lawrence Lessig en 1999, le code [informatique], c’est La Loi. Ceux qui l’écrivent dictent les usages. Il est donc important que ces outils soient ouverts, sinon au grand public, au moins aux pouvoirs publics et organes de presse, et surtout libres et indépendants de toute pression mercantile. Comme le journalisme devrait l’être.

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