Pour vivre vieux, vivons blindés

Les transhumanistes sont toujours présentés de cette manière : Les Transhumanistes. C’est-à-dire comme une entité homogène, se réunissant régulièrement pour décider de la direction à prendre. Le futur ? Première tombe sur la droite. Mais dès qu’on gratte un peu sous la surface, on a affaire à des individus hétérogènes, d’univers différents, loin d’être tous d’accord sur les mêmes choses, et même parfois de manière contradictoire.

Globalement, deux projets les mettent relativement d’accord, au moins sur le principe : l’augmentation des capacités physiques et intellectuelles de l’être humain, et l’allongement radical de l’espérance de vie. Voire l’immortalité, pour ceux qui veulent se faire télécharger dans un ordinateur. Tout un programme (désolé).

En ce qui concerne l’espérance de vie, le postulat de base est qu’elle augmente régulièrement, au moins en occident, depuis la révolution intellectuelle des Lumières, et tout ça c’est grâce au progrès scientifique et à la science. C’est vrai, dans le monde, de manière générale, l’espérance de vie augmente. Même sans remonter jusqu’au XVIIIème siècle, l’écart est flagrant dans les pays développés. Par exemple, tous sexes confondus, l’espérance de vie à la naissance en France est passée de 66,6 ans en 1950 à 82,2 en 2015. 15 ans d’écart ! Mais cette augmentation générale cache de fortes disparités en fonction de la catégorie socio-professionnelle des gens, et cet écart persiste avec les années. En France toujours, dans les années 80, l’écart d’espérance de vie à 35 ans est de 6 ans entre un ouvrier et un cadre. Il est passé à 6,4 ans, sur la période 2009-2013. La situation est similaire pour les femmes, quoiqu’un peu moins marquée, la fourchette se situant aux alentours de 3 ans d’écart.

Autrement dit, l’espérance de vie augmente, certes, mais pas de la même manière pour tout le monde.

Bien évidemment, l’allongement radical voulu par les transhumanistes ne concerne pas seulement l’espérance de vie. Implicitement, ils veulent dire l’espérance de vie « en bonne santé ». Et c’est là que ça se corse. Déjà, parce qu’il n’y a pas une seule définition de la bonne santé. Quels facteurs doit-on prendre en compte ? La présence d’une maladie chronique ? La présence d’un handicap ? Ensuite, tout le monde n’a pas la même sensibilité à un handicap. Le même problème n’est pas vécu par tout le monde de la même manière.

Et quand on regarde l’évolution de l’espérance de vie en bonne santé, ô surprise, les résultats sont assez mitigés. Certes, globalement, elle augmente également. Mais moins vite. Beaucoup moins vite. En France, en 2016, elle est à 64,1 ans pour les femmes et 62,7 ans pour les hommes. Et cette valeur est globalement stable depuis 10 ans.

Cela veut dire deux choses. Premièrement, puisque la durée de vie augmente, mécaniquement, une partie de plus en plus grande de celle-ci se passe avec un handicap. Ensuite, que si les femmes vivent plus longtemps que les hommes, l’écart avec eux n’est pas aussi marqué pour l’espérance de vie en bonne santé. Autrement dit, elles passent une plus grande partie de leur vie que les hommes avec une diminution de leurs capacités physiques ou intellectuelles. Pire, selon les données européennes du European Health and Life Expectancy Information System, pour les femmes « ces années de mauvaise santé sont plus souvent vécues avec des problèmes de santé sévères ». Comme quoi les inégalités hommes-femmes sont présentent jusqu’à la fin de la vie.

Dans ce domaine également, les inégalités sociales se font cruellement sentir. Selon une étude statistique de 2008 de l’Institut National d’Etudes Démographiques, à 35 ans un cadre peut espérer encore 34 années de sa vie sans aucune incapacité, et un ouvrier seulement 24, soit 10 ans d’écart. Là encore, les données sont similaires pour les femmes : 8 ans d’écart.

Quand bien même l’allongement radical de l’espérance de vie souhaité par les transhumanistes voit le jour, on peut raisonnablement penser qu’elle ne va pas faire disparaître d’un coup de baguette magique les inégalités sociales. Il y a de grandes chances qu’elle contribue plutôt à les accentuer. Les prothèses, les soins, la chirurgie, tout cela a un coût.

Et puis il y a une autre raison qui met à mal cet allongement. Encore une fois on la voit comme un phénomène biologique, voire mécanique. On nous rebat les oreilles que, pour vivre en bonne santé le plus longtemps possible, il faut manger sain, faire de l’exercice régulièrement, ne pas fumer, boire en quantité raisonnable, etc. Mais peu insistent sur l’importance des relations sociales. Pourtant, ça fait longtemps qu’on le sait : la qualité des relations sociales, que ce soit au sein d’une famille ou d’un couple est un facteur déterminant pour la suite. Pour faire simple, le bonheur fait vivre. L’isolement tue. Une des études les plus connues du grand public a été présenté au cours d’une conférence TED, par Robert Waldinger, où ils suivent des gens depuis les années 1940. Selon eux, les résultats sont sans équivoque. Développer et garder un environnement social stimulant tout au long de la vie a un effet bénéfique et protecteur sur la santé non seulement mentale, mais également physique.

Cette étude n’est pas la seule à le démontrer. Dans les années 1980, les chercheurs américains se sont piqués d’interêt pour ce qu’ils ont appelé « successful aging », soit quelque chose comme « une vieillesse réussie ». Des tas d’études ont été faites sur le sujet. Et d’après eux, dès 1951 et les travaux de Durkheim sur le suicide, « l’isolement et le manque de connections sociales ont été reconnus comme des prédicteurs de morbidité et mortalité » ; ou encore, que cinq études ont maintenant démontré que « faire partie d’un réseau social est significativement déterminant pour la longévité, surtout chez les hommes ».

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Et pourtant, le monde ne va pas vers plus de lien social, et encore moins de qualité. Au contraire. Le phénomène est présent chez les jeunes, et les moins jeunes. L’isolement des personnes âgées est un vrai problème de société. Dans les pays libéraux comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, des réductions de cotisations pour les mutuelles existent si votre fitbit montre que vous vous êtes acquitté de vos sacro-saints 10 000 pas par jour.

Mais quelle compagnie comptabilise le temps que vous avez passez avec vos amis ? Quelle application se propose d’évaluer la qualité de vos amitiés, de vos amours ? C’est difficile de quantifier de telles choses. De les transposer en algorithme, comme dans une machine. Et c’est précisément parce que l’humain est vu comme une mécanique de chair, quantifiable jusque dans nos moindres faits et gestes, que ces paramètres sont insuffisamment pris en compte.

Dans une interview récente, Aubrey de Grey, pape de la gérontologie qui veut nous faire vivre jusqu’à mille ans, disait que à part éviter les comportements à risques, comme le tabac ou l’alcool, il n’y a pas grand-chose que vous puissiez faire pour augmenter votre espérance de vie. C’est faux. Sortez, allez voir des amis, des vrais en chair et en os. C’est bon pour votre cœur, au moins autant que votre jogging matinal.

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