Pour qui sait les lire, nos visages expriment tellement de choses. On parle d’un vrai sourire, d’une moue de dégoût, d’un froncement de sourcils désapprobateur… La littérature regorge de mots et d’expressions pour décrire la succession des émotions sur le visage d’une personne. Et depuis longtemps, la science cherche à savoir si ce dernier est le véritable miroir de nos émotions.
Dans l’antiquité, les Grecs pensaient que c’était le cas. Ils avaient même inventé une théorie, connue sous le nom de la physiognomie. Ainsi, selon des propos attribués à Aristote, « il y a des expressions faciales caractéristiques de la colère, la peur, l’excitation érotique et toutes les autres passions ». Jusque là, on pourrait dire que tout va bien. Mais cette théorie a quelque peu dérapé lorsqu’elle prétendait déduire le caractère des gens via leur apparence, et en particulier leur visage. Un sourire caractérisait ainsi une personne heureuse aussi sûrement que des cheveux soyeux dénonçaient un pleutre. Vous avez bien lu.
Depuis ces théories quelque peu farfelues, de nombreux travaux ont eu lieu au sujet des expressions du visage. Au XIXème siècle, c’était même un grand sujet de débat scientifique. En 1862, Duchenne de Boulogne, neurologue de renom, a publié un livre intitulé « Mécanisme de la physionomie humaine » où il décrit par exemple qu’un sourire franc, exprimant une joie sincère, provoque une contraction du muscle orbiculaire de l’oeil, contraction impossible de façon volontaire (même si on sait aujourd’hui que quelques rares exceptions existent à cette règle). D’ailleurs, aujourd’hui, on appelle ce sourire « le sourire de Duchenne ».
Pourtant, malgré ces travaux, c’est surtout Darwin qu’on retient comme le précurseur de l’étude de l’expression faciale des émotions. L’auteur de L’Origine des espèces a écrit en 1872 un autre livre intitulé « L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux ». Il avait noté que les singes ont, comme nous, des expressions faciales. Ils plissent par exemple le nez et les yeux en signe de dégoût. Darwin en avait déduit que ces mimiques devaient recouvrir un avantage évolutif, comme la protection contre des pathogènes dans ce cas-ci. Avec l’apparition des comportements sociaux, ces mimiques ont perduré jusqu’à Homo Sapiens pour prendre un tour plus communicatif.
Encore aujourd’hui, le livre de Darwin est largement considéré comme les débuts de l’universalisme, une thèse selon laquelle l’expression faciale des émotions est un phénomène universel, peu importe le sexe ou la culture. Devenue dominante au cours du XXème siècle, cette thèse est due, en premier lieu, aux travaux du psychologue Silvan Tomkins dans les années 1960. Il a établi qu’il existait seulement quelques émotions de bases, nommés affects, comme la joie, la surprise, la peur, la colère, le dégoût, et la tristesse. Selon lui, seules ces émotions reposent sur une base biologique, et toutes les autres ne sont que des combinaisons des premières, modulées en intensité.
MONTREZ VOTRE VRAI VISAGE
Tomkins a été le maître à penser de Paul Ekman. Ce psychologue américain a mené dans les années 1970 et 1980 une série d’expériences qui l’ont rendu célèbre bien au-delà de la psychologie. La première de ces expériences a été de demander à des gens de Papouasie Nouvelle-Guinée, éloignés de toute culture occidentale, de miner une émotion en fonction d’un contexte, avec des phrases comme « vous êtes triste parce que votre enfant vient de mourir » ou « vous êtes en colère et vous apprêtez à vous battre » etc. Une fois photographiés, ces visages ont été montrés à des américains, et on leur a demandé de raccorder ces visages à une émotion donnée : « montrez moi le visage de la personne qui a perdu son enfant ». Le taux de réussite des participants, pas toujours optimal, était néanmoins supérieur au simple hasard.
La deuxième expérience consistait à projeter un film à des participants, Américains et Japonais, réparti en deux groupes. Le premier voyait un film neutre, tandis que le deuxième regardait un film montrant des scènes de mutilation. Leurs réactions ont été filmées à leur insu afin de conserver leur aspect spontané, et elles ont été montrées à des observateurs en leur demandant quel type de film regardait la personne : neutre ou stressant. Là encore, les résultats étaient sans équivoque.
Mais la popularité des travaux d’Ekman provient surtout de sa troisième expérience, notamment parce qu’elle a été largement reproduite par différentes équipes, au point de devenir le protocole standard. Elle consiste à prendre un certain nombre de photos de visages exprimant les fameuses émotions de bases, et de les montrer à des participants. Ces derniers doivent alors attribuer une émotion, parmi une liste, à chaque visage qui leur est présenté. Cette expérience a été réalisée avec des participants de cultures différentes, par exemple en montrant des visages caucasiens à des japonais, ou inversement. Et à chaque fois, ces expériences ont montré que les taux de réussite des participants étaient supérieurs à un simple choix au hasard.
Si personne ne conteste le résultats des expériences (elles ont été répliquées trop de fois, par trop d’équipes différentes, pour être mises en doute), c’est plutôt sur le protocole que se posent les interrogations, et notamment sur la troisième. Tout d’abord, en raison des émotions choisies : le monde scientifique n’a jamais été d’accord sur le fait que seules quelques émotions de base étaient communes à toute l’humanité. En réalité, ces six émotions – la joie, la peur, la colère, la surprise, le dégoût, la tristesse – sont les émotions les plus communes… chez les occidentaux. Mais ce n’est pas le cas dans toutes les cultures. Certaines langues n’ont même pas de mot pour désigner la peur. Le français lui-même n’est pas exempt d’ambiguïté. Ainsi, l’anxiété et l’angoisse reflètent toutes les deux un sentiment d’inquiétude. Sont-elles pour autant la même chose ?
Ensuite, il s’agit d’émotions prototypiques. Autrement dit, il s’agit d’émotions non pas spontanées mais mimées, et exprimant une émotion très intense au point d’en être presque caricaturale. Enfin, et c’est sans doute là le point le plus important, les participants doivent choisir les qualificatifs à attribuer aux différentes photos dans une liste de mots qui correspondent à ces émotions. Or, de nombreux chercheurs considèrent aujourd’hui que c’est là leur souffler la réponse. Il s’agit le plus souvent d’un choix par défaut compte tenu des possibilités qu’on leur offre. Lorsqu’on demande aux observateurs de qualifier eux-mêmes les visages, le panel de mots choisis est beaucoup plus varié.
LE SOURIRE DU MONDE
Tous ces biais, ajoutés les uns aux autres, gonflent démesurément les résultats. Il n’y a que pour le visage souriant que toutes les cultures s’accordent à le considérer comme une expression de bonheur. Pour le reste, les résultats sont d’autant plus mauvais que les visages sont montrés à des personnes d’une culture éloignée de la culture occidentale.
La controverse scientifique sur la portée réelle de ces expériences n’a jamais été aussi vive qu’aujourd’hui. Ce regain d’intérêt est largement dû à la banalisation des intelligences artificielles. Après la reconnaissance faciale, ces dernières commencent à être entraînées par de grandes sociétés comme Amazon, pour essayer de décrypter les émotions des visages, en se basant sur les travaux de Paul Ekman et en les prenant pour des faits avérés. Selon eux, décrypter les émotions des consommateurs serait bon pour le business.
Sauf qu’elles ne prennent que les résultats qui les arrangent. En effet, ni Paul Ekman, ni aucun chercheur dans ce domaine n’a un jour affirmé que les visages exprimaient ces émotions de façon systématique. La culture joue un rôle immense, et nous apprenons très tôt à maîtriser nos émotions en public. La deuxième expérience d’Ekman avec les films l’atteste. Lorsque les films sont projetés avec un examinateur dans la pièce, nombreux sont les participants qui affichent un sourire de circonstance, même si les images les révulsent. Ceci est encore plus vrai lorsqu’il s’agit des japonais par rapport aux américains, plus enclins à partager leurs émotions. Ekman lui-même insiste sur la nécessité de la rigueur scientifique et sur le fait qu’un simple mot peut revêtir en réalité plusieurs aspects. Il a ainsi listé plusieurs dizaines de types de sourires en fonction de diverses situations.
Mais les machines ne comprennent pas les circonstances. Elles ne sont pas conçues pour ça. Elles n’ont été entraînées que sur une liste de visages étiquetés par des humains en fonction de leur ressenti à eux. Mais le contexte peut lui donner une tout autre signification. Que dire par exemple des larmes de joie ? Du visage convulsé d’un sportif qui vient de remporter le match de sa carrière ? Donner du crédit à ces machines, c’est faire l’impasse sur toute la complexité de nos cultures et de émotions.