MONEY, MONEY, MONEY

Dans un article précédent, j’avais écrit que le posthumanisme avait une conception bien à lui de l’être humain : fondamentalement, pour ses partisans, ce n’est qu’une machine. Un corps perfectible, à grands coups de modifications bio et nanotechnologiques, capable de transcender les limites de la chair et du temps. En d’autres termes, devenir des surhommes immortels. La question qui suit ce constat est : à qui profite le crime ? Dans une économie de marché, la réponse est invariablement la même : suivez l’argent.

En août 2018, le Monde Diplomatique publiait un article intitulé « À quoi sert le mythe du Transhumanisme ? », et apportait à cette question une réponse sans équivoque : appâter le chaland. Les chercheurs qui évoquent les projets les plus fous, comme la cryogénie, les thérapies de rajeunissement ou encore une intelligence artificielle capable de résoudre tous nos problèmes, cherchent avant tout à séduire les potentiels investisseurs. Quitte à embellir un peu la portée de leurs recherches.

Après tout, la science a souvent fonctionné de cette façon, au moins en partie. Léonard de Vinci, déjà, savait comment vendre ses compétences et ses réalisations à ses futurs mécènes. Le problème, dénonce le chercheur en neurosciences Yves Frégnac dans un article paru dans la revue Science, se pose lorsque ces recherches se reposent plus sur de la science-fiction que sur une base scientifique sérieuse. Ainsi en est-il du Human Brain Project. Ce projet sur 10 ans à 1 milliard d’euros de l’Union Européenne a vu le jour en 2013. Au départ, il visait à simuler informatiquement un cerveau humain entier. Vendu à grands renforts de com’, le projet est aujourd’hui devenu un immense gouffre de temps et d’argent, et n’aboutira, en 2023, probablement à aucune avancée majeur.

IT’S A RICH MAN’S WORLD

Cette « économie de la promesse » est bien comprise par les têtes d’affiche du posthumanisme. Aubrey de Grey, le gérontologue star qui nous promet qu’un jour nous vivrons un millier d’années, ne s’en cache pas. Dans un livre-interview, « Plaidoirie pour une durée de vie illimité » (Ed. Zéro Books, non traduit), il explique que, pour influencer les politiques scientifiques, il doit influencer l’opinion, et donc les leaders d’opinions : « Nous recevons des fonds de la part de personnes qui n’ont auparavant jamais donné d’argent à une fondation bio-médicale. Simplement parce que nous sommes ceux qui les inspirent vraiment ». Et le fait est que ça marche. En 2017, sa fondation SENS a reçu l’équivalent de 7 millions de dollars de la part de Vitalik Buterin, le créateur de la crypto-monnaie Ethereum.

Aubrey de Grey n’est évidemment pas le seul. Le Future of Humanity Institute dirigé par Nick Bostrom, l’un des fondateur de l’Association Internationale de Transhumanisme, a reçu 13,3 millions de livres sterling de la part du Open Philanthropy Project, dirigé (ô surprise) par Dustin Moskovitz, un ancien de Facebook. Le Future of Life Institute (il y a comme un air de déjà-vu dans ce nom), qui prospecte sur les risques liés à l’intelligence artificielle, a reçu quant à lui près de 10 millions de dollars de Elon Musk, le très populaire patron de Tesla. Jeff Bezos, le patron d’Amazon, a lui investit dans une compagnie faisant des recherches sur les cellules sénescentes. Compagnie menée entre autres par Judith Campisi, une scientifique également impliquée dans la fondation SENS de Aubrey de Grey. Dans son article, le Monde Diplomatique dénonçait l’hypocrisie de ce petit jeu, puisque ces patrons qui investissent dans le transhumanisme sont les mêmes qui alertent contre ses risques dans les médias.

L’enjeu qui se dessine derrière tous ces millions, c’est la question de la notoriété. En finançant toutes ces recherches, les grands patrons offrent aux transhumanistes ce qui compte le plus : une légitimité scientifique. Les travaux de Nick Bostrom sont maintenant cités par de nombreux rapports politiques. Les recherches de Judith Campisi sont publiés dans les plus prestigieuses revues scientifiques. La boucle est ainsi bouclée.

VOUS ÊTES LE PRODUIT

Au bout du compte, il serait assez facile de jeter tout ceci aux orties, en se disant que le commun des mortels n’est pas concerné. S’il s’agit finalement d’une utopie, comme le répète leurs détracteurs, ils peuvent bien dépenser leur argent comme bon leur semblent. Après tout, toutes les religions du monde promettent également une vie après la mort, et on les laisse tranquille. Sauf que dans le cas présent, le débat n’est pas seulement éthique. Il est également politique, au sens premier du terme. Quand Google recrute comme directeur de communication le plus transhumaniste d’entre tous, Ray Kurzweil, ou que le gouvernement américain recrute un transhumaniste déclaré pour tracer la route que doit prendre la recherche scientifique pour le siècle à venir, on entre dans une tout autre dimension.

Si les grands patrons des sociétés les plus médiatisées et les plus riches du monde investissent dans le transhumanisme, ce n’est pas uniquement pour leurs beaux yeux. Au fond, l’être humain perfectible des transhumanistes correspond parfaitement au libéralisme individualiste à l’américaine : l’humain en tant qu’auto-entrepreneur de lui-même, où son être tout entier est également son outil de travail, « esclave » d’une logique comptable et productiviste. Comme dans cette génération des millenials dont on nous rebats les oreilles, chacun devient sa propre marque, et ne réussissent que ceux qui s’y s’investissent tout entier.

Dans son article « Corps et âme, le transhumanisme, nouvel horizon biopolitique du capitalisme ? », Nicolas Le Dévédec, sociologue à l’université de Montréal, l’explique particulièrement bien. Il cite par exemple le modèle de Google, Facebook et Apple qui proposent à leurs employées de couvrir les frais de la congélation de leurs ovocytes « afin qu’elles puissent mettre en suspens provisoirement leur maternité et ne pas interrompre leur carrière productiviste ». Ou encore l’entreprise belge New Fusion, qui a « récemment proposé à ses employés de remplacer leur badge d’accès par l’implantation d’une puce sous-cutanée, leur permettant d’accéder au bâtiment ». D’ailleurs, les Suédois commencent déjà à l’adopter au quotidien.

Au final, il met en lumière une vision utilitariste de l’être humain, un peu à l’image du stakhanoviste stalinien, qui représente « le nouvel horizon productif des sociétés capitalistes contemporaines, […] en instillant de nouvelles pressions à la performance », où chacun doit « repousser ses limites au service d’une idéologie et d’une organisation sociales ». Et ces nouvelles limites sont plus que jamais éloignées du fait de la nécessité de s’améliorer pour les atteindre, avec à la clé tous les problèmes actuels que l’on connaît déjà : workaholisme, burn-out, etc. Pour un projet centré sur l’homme comme l’est le transhumanisme, il est regrettable que celui-ci soit finalement considéré comme une marchandise.

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