LES VOLEURS DE VIE /3

L’arrivée massive des smartphones et des écrans récréatifs portables a complètement redéfini nos vies, et ce en très peu de temps. La manière dont on travaille, dont on communique, notre consommation de médias… Et surtout, ils ont modifié en profondeur toute une génération. L’iPhone de Apple est sorti en 2007 et, cinq and plus tard, 50 % des adolescents américains détenaient un smartphone. En un peu plus de 10 ans, c’est la quasi-totalité de la nouvelle génération qui s’est vue équipée d’un smartphone, soit une vitesse de pénétration encore plus rapide que la télévision. Avec de tels chiffres, et le nombre d’infos qui va avec, il est devenu difficile de ne pas se perdre dans la jungle des effets possibles, probables ou fantasmés, des téléphones sur les jeunes. Et il est encore plus difficile de ne pas sombrer dans le registre du « c’était mieux avant. »

BIEN DANS MON ÉPOQUE, BIEN DANS MA DÉPRESSION

Eurk…

Comme il s’agit d’un phénomène rapide et planétaire, tous les changements nouvellement observés chez la jeune génération ont été mis sur le dos des smartphones. Il en ressort un portrait robot un peu caricatural d’adolescents qui font tout en ligne, de préférence couchés dans leur lit, ne sortent plus, retardent le moment du permis de conduire et des premiers rapports sexuels. Pourtant sur ce point, les adultes constatent aussi une diminution (déclarée) du nombre de rapports sexuels.

Tous ces articles peuvent prêter à sourire, mais il y en a d’autres, moins rigolos. En juin 2019, le Guardian, un grand quotidien britannique, publiait un article intitulé « Maladies mentales, y a-t-il vraiment une épidémie ? » Et si l’article s’empressait de rassurer le lecteur en démontrant le contraire, le journal relevait tout de même une augmentation alarmante du nombre de jeunes gens présentant des troubles psychiques.

Et ils ne sont pas les seuls. En 2018, la province du Québec publiait les résultats d’une étude montrant des faits similaires. Entre 2012 et 2018, le nombre d’élèves du secondaire présentant des niveaux élevés de détresse psychologique est passé de 21 à 29 %. Les troubles anxieux ont quasiment doublé, pour passer de 9 à 17 %.

Comment vous dire… Ca ne va pas du tout du tout du tout.

D’après le CDC (Centre de contrôle et de prévention des maladies) américain, le taux de suicide chez les 15-19 ans a augmenté de 76 % de 2007 à 2017. Le taux d’épisodes dépressifs majeurs a quant à lui augmenté de 52 %.

De ce côté-ci de l’Atlantique, la situation n’est guère plus reluisante. Une étude de l’Université de Leuven en Belgique menée sur 1913 jeunes relève jusqu’à une proportion de 17 % d’adolescents rapportant des troubles modérés à graves. En tout, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) relève qu’en Europe, un adolescent sur cinq présente des troubles d’ordre mental, soit l’équivalent des résultats du Québec. Vous avez dit Pandémie ?

BATAILLE DE CHIFFRES

Pour la chercheuse Jean Twenge, Professeure de psychologie à l’Université de San Diego, spécialiste de l’étude des générations, le lien avec les smartphones ne fait aucun doute. D’après ses études, le bien-être des adolescents était en constante augmentation depuis les années 1990 avant de décliner subitement à partir de 2012. Selon elle, les enfants et adolescents qui passent le plus de temps en ligne sont également ceux qui déclarent être plus déprimés, et moins satisfaits de leurs vies.


L’épitaphe d’une génération.

Dans un article au titre un peu racoleur, « Les smartphones ont-ils détruit une génération ? » publié dans le magazine The Atlantic en 2017, elle écrit, données à l’appui, que les smartphones ont porté la iGénération (c’est ainsi qu’elle les nomme) au bord de la pire crise de santé mentale depuis des décennies.

Tous les effets que les journalistes rapportent avec plus ou moins d’ironie, elle les résume ici, avec parfois des données interpellantes : en 2015, les ados de 18 ans sortent déjà moins que les ados de 14 ans en 2009. L’activité sexuelle a baissé de 40 % depuis 1991. Moins de la moitié d’entre eux travaille désormais l’été.

Si les chiffres peuvent paraître impressionnants, tous les chercheurs ne sont pas d’accord pour y voir la main invisible de la Silicon Valley. L’influence sur le moral des jeunes serait réelle, mais pas aussi importante qu’elle le décrit. Ce qui donne lieu à une sorte de guerre académique pour essayer de déterminer l’importance du smartphone dans cette crise. Selon Candice Odgers, Professeure de psychologie à l’Université de Californie, il est trop facile de mettre tous les ados dans le même panier. Selon elle, ce sont les jeunes issus des milieux moins favorisés qui passent le plus de temps en ligne, sans supervision de la part de leurs parents. Des données confirmées, en quelque sorte, par une synthèse publiée par l’Association Américaine de Pédiatrie (AAP). Selon elle, l’utilisation des réseaux sociaux abîment l’estime de soi de tous les enfants… À l’exception des garçons blancs ! Autrement dit, les réseaux et les médias audiovisuels véhiculeraient et renforceraient les stéréotypes de genre et de race chez les enfants, stéréotypes autrefois relayés par les médias traditionnels. Ceci expliquerait pourquoi l’influence négative des réseaux sociaux pour l’image du corps se fait majoritairement sentir chez les filles.

Selon Candice Odgers, les écrans révèlent surtout les faiblesses psychologiques d’enfants déjà fragiles, et diaboliser les nouvelles technologies ne résoudra en rien le problème. Reste que certains facteurs, comme le harcèlement, se retrouvent démultipliés par Internet. En effet, dans le harcèlement scolaire traditionnel, l’enfant pouvait trouver refuge à la maison. Mais Internet c’est partout, tout le temps, et jusque dans nos chambres. Selon l’AAP, le cyberharcèlement dure plus longtemps, protège le harceleur en lui permettant de rester anonyme, et peut devenir rapidement viral. L’association relève aussi avec inquiétude la pratique du sexting chez les jeunes. Sans juger moralement le phénomène, l’AAP insiste sur le fait que les filles le font souvent par contrainte. L’adolescence est décidément une époque merveilleuse…

C’EST LÀ QU’EST L’OS

Il est tout de même étonnant de relever le fait que nulle part dans les propos de Candice Odgers, et contrairement à Jean Twenge, il n’est fait mention de la question du sommeil. Or, le sujet est loin d’être anodin. Depuis longtemps la science a démontré le lien entre manque de sommeil chronique et dépression, en particulier chez les adolescents. Avec un effet pervers : le manque de sommeil augmente significativement la probabilité d’une dépression, qui en retour diminue le temps de sommeil.

Rise and shine…

À vrai dire, le lien entre jeunesse et dépression n’est pas une surprise. L’adolescence est un moment clé dans l’apparition des pathologies mentales, comme la schizophrénie. Cela a un lien avec le développement cérébral. Entre 15 et 20 ans, le cerveau subit un pic dans sa maturation. C’est à ce moment que se développent les stratégies de raisonnement abstrait et de contrôle des émotions. Ces dernières ont quant à elle effectué leur maturation plus tôt. Durant cette période, le cerveau a du mal à s’ajuster face à l’afflux d’émotions puissantes et il est particulièrement sensible au jugement et à la validation sociale.

Un adolescent a besoin de plus de sommeil qu’un adulte. Le minimum se situe entre 8 et 9 heures. Or, comme l’a très justement noté Jean Twenge, les adolescents dorment souvent avec leur téléphone à portée de main. « La quasi-totalité de mes étudiants », écrit-elle. « Il est la première chose qu’ils touchent au réveil, et la dernière en s’endormant ». Pas étonnant d’après elle que le sommeil, et donc la santé mentale s’en trouvent fortement impactés.

Je suis sûr qu’aller à Serpentard est une bonne raison de développer des troubles anxieux. Pas autant que Poufsouffle, certes.

En France, ces propos trouvent le même écho dans la communauté scientifique. Dans un livre paru en 2018, le neurophysiologiste Michel Desmurget, après avoir détaillé les effets nocifs de la télévision, s’est attaqué à l’influence des écrans sur un cerveau encore en formation. Et pour lui, le manque de sommeil est un élément clé pour la santé mentale. Il a des effets sur l’attention, la mémorisation, la créativité, mais il est également largement responsable de troubles du comportement, de désordres émotionnels, de troubles anxieux et d’agressivité. Et les écrans non seulement raccourcissent la durée de nos nuits, mais en diminuent également la qualité. En clair, un cerveau en pleine maturation ne peut se développer normalement face à une consommation aussi massive d’écrans récréatifs. Et ces conséquences se feront durement sentir tout au long de la vie de l’enfant.

A-t-on vraiment, comme l’écrit Jean Twenge, détruit une génération ? Ce n’est pas une expérience de laboratoire. Nous ne pouvons nous permettre le luxe d’attendre, et de voir ce qui va se passer. Et blâmer les rats les gens dans leur labyrinthe leurs pratiques ne sert à rien. Des politiques publiques, des campagnes de prévention sont urgentes et nécessaires. Parce qu’à la lecture de ces données, un avenir se dessine : des catégories socio-professionnelles supérieures qui s’en sortiront toujours mieux que les autres, et des dégâts sanitaires moins importants sur leurs enfants. Avec à la clé une fracture sociale toujours plus importante. Liberté, égalité, connecté.

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