LES VOLEURS DE VIE /2

Les effets des écrans sur le cerveau des enfants ne cessent d’inquiéter les parents (certains en tout cas), et les chercheurs. À vrai dire, depuis le temps que les effets de la télévision sont étudiés sous toutes les coutures, ces derniers ont déjà un avant-goût de ce qu’elle peut provoquer, en particulier lorsqu’on y passe trop de temps. Et les temps d’écrans dépassent, de très loin, le temps collé devant la télévision.

Est-ce qu’on est vraiment sûr que Sapiens Sapiens, c’était une bonne idée du coup… ?

La télévision n’est pas réputée pour rendre intelligent. Il faudrait même aller plus loin : la télévision rend con. Aux États-Unis, en fin de secondaire, les lycéens passent ce qu’ils appellent les SAT (prononcez èS-ey-Ti), pour Scholastic Aptitude Test. Il s’agit d’un questionnaire standardisé sous forme de QCM, dont le score détermine l’accès aux différentes universités du pays. Si votre résultat n’est pas bon, hors de question de postuler à Harvard. Vous irez à la fac du coin, et votre diplôme vaudra… Ce que vaut l’université de Trouville, Ohio.

Pour simplifier, ces tests sont répartis en deux compétences : la compréhension verbale et l’écriture, et les mathématiques. À partir de 1965, les scores de la partie langage se sont mis à chuter, jusqu’à se stabiliser en 1980. En tout, et en moyenne, les étudiants ont perdu 10 % de leurs aptitudes dans ce domaine. L’équivalent d’un mot sur dix rayé du vocabulaire ! Cette baisse n’a pu être expliquée que grâce aux travaux d’une journaliste, Marie Winn, qui a mis en évidence un phénomène étonnant : 18 ans avant 1965, la télévision arrivait dans les maisons américaines. Et elle a fini sa percée dans la quasi-totalité des foyers (98%) en 1980. Les courbes des résultats des étudiants et du marché de la télévision sont tellement parallèles qu’il ne peut s’agir d’une coïncidence.

AIE CONFIANCE, CROIS EN MOI

Depuis, la recherche a largement avancé pour souligner les effets délétères de la télévision sur l’apprentissage du langage. En 2011, le neurophysiologiste Michel Desmurget l’a synthétisé dans un livre sans concession, « TV lobotomie ». Même réduits au strict minimum, dans les premières années de la vie, les écrans diminuent les expériences sensorielles des enfants, les privent de temps avec leurs parents, de temps dévolu à la lecture, et appauvrit le niveau de vocabulaire et de syntaxe.

Démonstration scientifique des effets de la télévision sur un enfant. Plus ou moins.
©Disney

Cela s’explique du fait que le cerveau d’un bébé est largement tourné vers les interactions sociales. L’apprentissage du langage ne peut s’y faire alors que de personne à personne. Une télévision n’a jamais appris à parler à personne, parce qu’elle ne peut pas créer un contact visuel avec l’enfant, indispensable pour établir un contexte. Le parent sait quand l’enfant voit un objet, et prononce les mots en conséquence. Pas la télévision. Et par la suite, même quand l’enfant est plus grand, la télévision reste délétère. En effet, le niveau de vocabulaire y est infiniment plus pauvre que celui qu’on trouve dans les livres. Tout comme la syntaxe qui, là encore, est majoritairement tournée vers l’oral. Or quiconque a déjà lu un roman, même moderne, sait qu’on y trouve des termes qui ne font jamais leur apparition dans une conversation.

Et la même chose se produit avec le développement des autres écrans, qui prennent encore un peu plus de temps dans l’emploi du temps déjà surchargé des enfants. Les études oscillent entre « les jeunes ne lisent plus » et « depuis Internet, nous n’avons jamais autant lu ». Cette dernière phrase est sans doute vraie. Mais quand on regarde les résultats dans le détail, ce n’est que la moitié de l’histoire. En 2016, les jeunes Français consacraient en moyenne 3 heures par semaine à la lecture. Ce qui n’est déjà pas exceptionnel. Les chiffres s’améliorent un peu quand on interroge les 15-24 ans. En 2018, le temps de lecture hebdomadaire était d’environ 6 heures. Mais il y a des chances pour que ces chiffres soient surestimés. En effet, dans la première étude, les jeunes déclaraient passer près de 8 heures sur Internet. Or les chiffres réels, on le sait, sont beaucoup, beaucoup plus élevés.

Ensuite, et c’est là l’essentiel, les enfants non-lecteurs sont aussi ceux qui passent le plus de temps devant un écran, et qui en sont le plus équipés. 71 % d’entre eux détiennent un smartphone, quand ils ne sont que 30 % chez les grands lecteurs.

« Et ça met des images directement dans votre tête ! »
©Jon Stewart

Enfin, il faut garder en tête que les statistiques de lecture prennent en compte tous les types de livres, les romans papiers comme les livres audio, les bandes-dessinés et les mangas. Ainsi, derrière Harry Potter, les livres préférés des garçons sont Titeuf, Astérix, La Cabane Magique et Pokémon. Autant de bouquins (à part Harry Potter) qui n’encouragent ni l’usage du passé simple ni les tournures alambiquées.

De là à dire que la télévision et les autres écrans rendent idiot, c’est emprunter un raccourci un peu facile. Pour en arriver là, il faut se pencher sur la notion même d’intelligence.

BRAINY, LE NOUVEAU SEXY

Autant le dire tout de suite, personne n’est d’accord sur ce que recouvre ce terme avec précision. Cependant, les travaux de psychométrie qui sont menés depuis environ un siècle ont dégagé deux concepts : l’intelligence fluide et l’intelligence cristallisée. La première regroupe tout ce qui intervient dans l’intelligence d’une personne qui ne soit pas dépendant de sa culture ou de ses apprentissages scolaires. On y regroupe les facultés de raisonnement, la vitesse d’exécution, et la mémoire de travail. L’intelligence cristallisée, quant à elle, regroupe le vocabulaire, les connaissances générales, l’arithmétique, et repose, au moins en partie, sur la mémoire à long terme de l’individu. Ce sont toutes ces caractéristiques qui sont mesurées lors du test du Quotient Intellectuel, le QI.

Je ne suis pas un psychopathe, je suis un sociopathe à haut potentiel…
©Sherlock BBC

Ce quotient ne mesure que ce qui est mesurable chez chacun d’entre nous, et il s’intéresse surtout à ce qui est valorisé dans notre société. Il ne dit rien de l’intelligence sociale ou émotionnelle d’une personne. Mais son immense avantage est d’avoir été utilisé intensivement, dans de nombreux pays, et d’avoir été affiné au cours du temps pour en faire aujourd’hui un outil fiable d’évaluation dans le domaine de la psychologie. Et le vocabulaire, son étendue comme sa compréhension, en forme une partie non négligeable. Nombreuses sont les études supérieures qui impliquent de savoir se débattre avec un texte un peu ardu. Même les diplômes les plus basiques, comme le brevet ou le baccalauréat, impliquent de la compréhension de texte.

Chaque heure d’écran récréatif supplémentaire par jour nuit à l’intelligence de l’enfant qui le regarde. Et avant trois ans, c’est dès la première minute que ces effets sont présents. Au-delà de cet âge, on considère que la première demi-heure reste inoffensive. Mais quand on parle de trente minutes, c’est tous les écrans compris ! Or, non seulement les enfants et les adolescents ont une consommation d’écrans très largement supérieure, mais en plus elle se fragmente sur plusieurs supports. Et le multitasking, tout comme le contenu des écrans, n’améliorent pas l’attention, bien au contraire.

Là encore, il est important de comprendre de quoi on parle, tant les études semblent, à priori, contradictoires. Qui n’a jamais lu que les jeux vidéos amélioraient la concentration des joueurs ? Ou encore que la télévision ne nuisait pas à la concentration, puisque les enfants comme les adultes sont scotchés devant ? C’est parce qu’il existe en réalité deux types d’attention. La première est l’attention passive, qui nous permet de réagir au moindre stimulus de l’environnement. C’est un comportement qui nous vient de loin à travers les âges, un processus de survie qui permet à l’individu de commencer à courir quand il commence à entendre le doux rugissement d’un tigre à dents de sabre en approche. Dans ces moments-là, l’individu déploie tous ses sens et se laisse déranger au moindre bruit.

Time to focus…
©Friends

Et puis il y a l’attention active, soutenue, qu’on appelle la concentration. Ici, au contraire, le cerveau ignore les stimulus extérieurs, comme le tic-tac de l’horloge, ou cette subite démangeaison pour se concentrer sur la tâche qui l’occupe. Cette concentration n’a rien d’innée. Elle se développe, se cultive, s’améliore avec le temps… Et s’atrophie dans notre nouveau monde.

OH, UN CAILLOU QUI BRILLE !

Dans le cas des jeux vidéos ou de nos smartphones, c’est naturellement la première attention qui est développée au détriment de la seconde. Dans les jeux, on est attentif au moindre mouvement de zombie prêt à nous arracher la tête, comme on fait attention à la moindre notification, au moindre SMS, au nouveau post Facebook qui chasse immédiatement le précédent. Sans surprise, les troubles de déficit d’attention sont largement associés à la consommation d’écrans, et ils sont eux aussi dommageables pour la réussite scolaire et l’épanouissement de l’individu.

Ce serait trop facile de faire uniquement reposer les problèmes de notre époque sur les personnes lambda. C’est trop facile de dire qu’on peut toujours contrôler le temps d’écran des enfants en imposant des limites, quand même les adultes en sont incapables. Parce que nos téléphones et leurs contenus sont spécifiquement faits pour que nous y passions le plus de temps possible.

Nous baignons dans une véritable économie de l’attention. L’industrie musicale en est la preuve la plus flagrante. Si autrefois c’étaient les ventes de CD et de singles qui étaient mesurées, aujourd’hui les artistes sont payés au nombre d’écoutes. Pour qu’une vidéo Youtube rapporte de l’argent, il est nécessaire qu’elle soit visionnée un certain nombre de fois, et en entier, ou presque. Netflix est passé maître dans l’analyse de ce qu’on regarde, combien de temps, à quelle heure, combien d’épisode à la suite, pour ensuite nous proposer des contenus similaires. Tout est conçu pour maximiser le temps passé par l’utilisateur sur ces services. C’est une guerre d’audimat, décuplée par l’analyse de nos données personnelles. Et on arrive doucement au point où cette guerre sature notre cerveau et l’épuise en le faisant sans cesse courir vers une nouvelle sollicitation. Au point de l’essorer complètement, avec les conséquences sanitaires qui vont avec.

Laisser un commentaire