LES VOLEURS DE VIE /1

Il y a comme un bruit de fond dans notre société. Un bruissement qui monte, qui monte. Et qui gronde. Et quand il éclatera au grand jour, on se demandera comment on a pu en arriver là. C’est une histoire de santé mentale. De santé publique. Elle raconte ce qu’on s’inflige, volontairement, en restant devant nos écrans toute la journée, et même parfois jusque tard dans la nuit. Mais surtout, ce qu’on inflige aux générations qui arrivent.

SÉANCE D’HYPNOSE COLLECTIVE

Les EHPAD dans quelques générations…

Depuis quelques années, on a tous un smartphone. Enfin, tous… Tous les jeunes en tout cas. D’après le CREDOC, en 2019, le taux d’équipement atteint les 98 % des 18-24 ans, et 95 % des 25-39 ans. La moitié des gens se connecte désormais majoritairement à Internet via un smartphone. Résultat de cette connexion de masse, notre consommation d’écrans a explosé. Et comme souvent, les nouvelles technologies ne remplacent pas les anciennes : elles s’y superposent.

De 2012 à 2016 en France, le temps passé devant la télévision est resté stable à 20 heures par semaines. Et pendant ce temps-là, le temps de connexion Internet, lui, s’est envolé. Sur la même période, il est passé de 13 à 18 heures par semaine. Certes, une connexion Internet n’est pas synonyme de temps d’écrans. Admettons. Mais même en enlevant généreusement quelques heures de webradio, podcasts ou de playlist deezer, on est quand même à plus de 30 heures ! Soit une bonne partie des trente-cinq heures chères aux socialistes.

Et ces chiffres datent de 2016. Une époque où Barack Obama était encore président des Etats-Unis, et où le Brexit ne devait être qu’une formalité. En termes médiatiques, autant dire la préhistoire. Preuve que les usages évoluent rapidement : en 2018, le temps passé devant la télévision est tombé à 18 heures par semaine. Deux heures en moins. Chouette ! Sauf que le temps passé à regarder des programmes audiovisuels sur d’autres supports est, lui, passé à cinq heures par semaine. Deux heures en plus par rapport à 2016. Moins chouette, du coup.

Cause this is thrilleeeer !

Et les adolescents, vous demandez-vous avec appréhension ? Ils vivent avec leur époque, ma bonn’ dame. Les teenagers américains âgés de 13 à 18 ans, passent 6 heures 40 par jour devant un écran, soit 46 heures par semaine d’écrans récréatifs. Vous commencez à avoir le vertige ? Ce n’est que le début. Si on prend en compte la totalité du temps de connexion Internet, on atteint les 8 heures 56 par jour. En 2019. À ce rythme-là, autant se faire greffer une connexion en fibre optique directement dans le tronc cérébral.

Bien sûr, on ne compte pas le nombre d’articles qui balaient tous ces chiffres d’un revers de main pour expliquer à qui veut l’entendre que la nouvelle génération est teeeeellement plus créative avec ces machines, et donc qu’il ne s’agit en rien d’une consommation abrutissante. OK. Le temps moyen passé par un adolescent à créer du contenu via un écran ? 3 % de son temps de connexion total. À côté, la consommation passive en représente 39 %, et la communication 26 %. On continue, ou on commence à se dire que notre consommation d’écrans devient un chouilla excessive ?

DORMIR, C’EST TELLEMENT XXème SIÈCLE

À de tels niveaux, il est impossible cette consommation n’empiète pas sur d’autres activités. Dans son livre, « La Civilisation du Poisson Rouge », Bruno Patino faisait déjà ce constat. Lorsqu’on additionne tout ce qu’on fait, comme travailler, socialiser, manger, dormir, et qu’on y rajoute les temps d’écrans, nos journées ne font plus vingt-quatre heures mais trente. Autrement dit, il y a des activités qu’on rogne, et d’autres qu’on empile maladroitement comme un serveur débutant empilerait une pile d’assiette pendant le coup de feu. Dans ces cas-là, la casse n’est jamais loin. Et notre sommeil fait partie des premiers touchés.

The game is…zzzzzz
©Sherlock BBC

En 2017, le sommeil des Français adultes est passé pour la première fois en dessous de la barre des sept heures, pour s’établir à 6h42, avec une personne sur trois qui dort moins de six heures par nuit. Sachant tout de même que sept heures de sommeil, c’est le minimum recommandé. Depuis 2010, on a perdu 23 minutes de sommeil. C’est gigantesque. C’est plus d’un tiers de ce qu’on a déjà perdu sur les cinquante années précédentes.

Et dans cette insomnie générale, les jeunes ne font évidemment pas exception. Chez les 15-24 ans, en France en 2018, leur moyenne s’établit à 7 heures 17. Mais un autre chiffre est plus inquiétant encore : 42 % d’entre eux se réveillent au moins une fois par nuit, et ce pour une durée de 58 minutes.

Le manque de sommeil chronique d’une bonne part de la population commence à devenir un problème de santé publique ? Loin d’être une simple phase de repos, le sommeil constitue une phase très active et vitale pour notre cerveau. Ce n’est pas une surprise si la privation de sommeil constitue une des méthodes de torture les plus efficaces. Priver quelqu’un de sommeil, c’est rapidement le priver de toute volonté, de toute capacité de réflexion et de jugement. Sur le long terme, un sommeil de mauvaise qualité est responsable de dizaines de troubles de santé, à commencer par un vieillissement prématuré. Dans une société qui glorifie à ce point la jeunesse, il est quand même curieux que dormir soit à ce point vu comme une caractéristique de glandeur/assisté/rayez-la-mention-inutile/#startupnation.

SOUVIENS-TOI D’OUBLIER

La raison de tout ça, c’est que le sommeil influe sur la totalité de nos cellules, et pas seulement sur celles de notre cerveau. Et ceci grâce à notre horloge biologique. Celle-ci fonctionne à la manière d’une horloge sur un clocher, qui permet de synchroniser les montres de tous les habitants, des magasins et des travailleurs. Sans cette horloge, ce serait rapidement l’anarchie.

Situés dans les profondeurs du cerveau, les noyaux suprachiasmatiques, c’est leur nom, reçoivent des yeux des informations sur la luminosité extérieure. Lorsque la nuit tombe, l’horloge stimule notre glande pituitaire qui va produire de la mélatonine. Cette hormone se répand alors à travers le corps via la circulation sanguine, avec un pic aux alentours de cinq heures du matin. Elle synchronise ainsi la totalité de nos horloges périphériques, situées dans chacun de nos organes, qui coordonnent à leur tour chacune des cellules. Nombreux sont nos gènes qui sont dépendants de cette horloge biologique, afin de réaliser les activités cellulaires au moment le plus judicieux pour l’organisme. À commencer par les divisions cellulaire. Ainsi la régénération de nos organes s’effectue majoritairement la nuit, lorsque le corps subit le minimum d’agressions, afin que l’ADN, exposé durant la division, ne soit pas endommagé.

I have no idea what you’re talking about
©House MD

Mais aussi, et surtout, le sommeil est indispensable à notre cerveau pour la formation de notre mémoire. Le sommeil est constitué de plusieurs phases, durant lesquels le cerveau travaille différemment. Il alterne les phases de sommeil profond, et de sommeil relativement plus léger. Lors du sommeil profond, c’est à ce moment que le cerveau fait le tri dans la mémoire des faits et des évènements qui nous sont arrivés dans la journée. Il conserve les moments utiles, et surtout il supprime tout le reste. Contrairement à ce qu’on peut penser, l’oubli est un processus physiologique très actif, et nécessaire. Des perturbations du sommeil, une pollution sonore et lumineuse importante, l’alcool ou une trop grande excitation de notre cerveau altère notre sommeil profond et donc entre autres notre capacité de mémorisation.

Et puis il y a une autre phase qui réclame notre attention. Il s’agit du sommeil paradoxal. Durant cette période qui se répète plusieurs fois durant la nuit, souvent associée aux rêves, le cerveau est très actif. Presque autant d’ailleurs que pendant l’éveil. Durant cette période, c’est au tour de la mémoire procédurale de s’activer, autrement dit les apprentissages. Considérons une leçon de piano. Pendant la leçon, l’élève répète encore et encore les mêmes gestes, afin de les mémoriser et de les restituer avec précision et finesse. Certaines zones du cerveau s’activent et commandent la valse des doigts sur le clavier. Puis la journée tire à sa fin et l’élève s’endort. De quoi rêvera-t-il ? Sans doute de sa leçon de piano ! Car pendant le sommeil paradoxal, les zones du cerveau qui se sont activées pendant la journée s’activent à nouveau, cette fois-ci en lien avec l’hippocampe, une région du cerveau impliquée dans la mémorisation. Et pour que le futur pianiste ne se mette pas à pianoter dans son sommeil, le cerveau paralyse le reste du corps.

UN PHARE DANS LA NUIT

©Finding nemo sleep

Mais si notre pianiste est aussi un fervent utilisateur de smartphone, qu’il utilise jusque tard dans la nuit, il en va tout autrement. En retardant l’heure de coucher, les écrans, avec leur lumière puissante, inhibent la sécrétion de mélatonine. Ce qui diminue d’autant le temps dévolu par le cerveau à la mémorisation. Car l’heure de réveil, elle, ne change pas ! Pire, si notre pianiste dort avec son smartphone sur la table de chevet, son sommeil pourra en être fortement perturbé. Le sommeil paradoxal est un sommeil léger en raison du niveau d’activité du cerveau. Un rien le réveille, comme la vibration d’une notification par exemple.

Il n’est pas rare que durant la nuit, nous nous réveillons durant quelques minutes, parfois même à la limite de la conscience. Mais si au lieu de nous rendormir aussi sec, comme par réflexe, nous nous saisissons de notre téléphone pour « juste »vérifier la présence de nouveaux messages, ce n’est plus une ou deux minutes, mais rapidement une heure de sommeil en moins. Et comme la lumière de l’écran inhibe la sécrétion de mélatonine, c’en est fini de notre nuit. Le processus reprend de zéro, avec de nouveau une première phase de sommeil profond, mal construit parce que déphasé, et qui fait de nos matinées un cauchemar d’engourdissement.

La plupart des gens pensent qu’ils ont besoin d’un réveil pour se réveiller. C’est faux. Un cerveau qui a assez dormi se réveille spontanément. Mais pour ça, il faut lui ficher la paix. Autrement, à force de le perturber de façon chronique, on se dirige vers des dégâts qui peuvent être conséquents, et surtout, irréparables.

Laisser un commentaire