Les sept vies du Bisphénol A

Aujourd’hui dans le monde occidental, on pourrait croire que le Bisphénol A vit ses dernières années. Après pas mal de longueurs et de recours judiciaires, la France a interdit son existence dans tous les produits alimentaires, la Belgique l’a banni de tous les contenants destinés aux enfants de moins de trois ans ainsi que des tickets de caisse, et l’Union européenne l’a classé dans les substances extrêmement préoccupantes, premier pas peut-être vers une interdiction. Même aux États-Unis, dont la FDA, l’organisme de régulation des substances chimiques, continue de considérer l’exposition actuelle au Bisphénol A « sûre pour la santé », le club des fabricants de conserves et de canettes a banni le BPA de ses nouveaux produits. Juste au cas où. Hourra, la Terre est sauvée ! Enfin, presque quoi. Parce qu’en réalité, il va sans doute rester dans nos assiettes encore un moment, alors qu’on savait depuis le départ qu’il n’aurait jamais dû s’y trouver.

Le Bisphénol A (BPA) est un perturbateur endocrinien qui imite le comportement des œstrogènes, les hormones sexuelles féminines. Le phénomène pourrait être décrit de la manière suivante : les cellules présentent des capteurs à la surface de leur cellule qui mesure la concentration en hormone dans le sang, comme on utilise une bandelette pour mesurer le pH d’une piscine. Et il s’agit de cette concentration qui constitue un message pour la cellule. Elle varie en fonction de notre environnement et de ce que le corps doit faire pour s’y adapter.

Un test de pH parfaitement homologué…

La présence de Bisphénol peut ainsi faire croire à la cellule que la concentration d’hormones a varié, sans que ce soit vrai, et donc donner des ordres et se mettre à fabriquer des protéines, voire même se diviser, alors que ce n’est pas nécessaire. Par exemple, une exposition au BPA chez les souris mâles provoquent rapidement une baisse du taux de glucose dans le sang et une trop grande concentration d’insuline. Si cette exposition a lieu durant la vie fœtale, la perturbation de la sécrétion d’insuline peut être irréversiblement endommagée. Et il ne s’agit que d’un exemple parmi tant d’autres. Depuis qu’il est activement étudié, on ne cesse de lui trouver des effets délétères sur notre organisme.

TOUS LES CHEMINS MÈNENT AU PLASTIQUE

Pourtant, les chercheurs savaient depuis le départ que cette molécule mimait les effets des oestrogènes. C’est même précisément pour ces propriétés qu’elle a été étudiée. Après avoir été synthétisée pour la première fois à la fin du XIXème siècle, le chimiste britannique Edward Charles Dodds fait dans les années 1930 des recherches sur les hormones de synthèse dans le but d’en fabriquer. Et le BPA fait partie des molécules étudiées ! Mais c’est finalement le Diethylstilbestrol (DES) qui sera retenu par le chercheur au détriment du BPA, moins puissant. Choix qui démontre à lui seul que Sir Dodds aurait dû reprendre le commerce de chaussures de son père. Autrement connu sous le doux nom de Distilbène, le DES sera responsable de milliers de cancers et de problèmes de fertilité de part le monde.

-Je crois qu’on a une fuite les gars…
-C’est pas grave, tout va bien se passer.

Dans les années 1950, une nouvelle utilisation du BPA a été découverte : une fois polymérisé, c’est-à-dire en mettant les molécules les unes à la suite des autres, le BPA forme le plastique connu sous le nom de polycarbonate. Solide, transparent et bon marché, il n’a pas fallu longtemps pour lui trouver toutes sortes d’utilisations et ainsi être massivement produit. Là encore, le fait que le BPA pouvait se détacher lors de son utilisation en tant que polycarbonate, et ainsi se retrouver dans la nourriture, était d’ores et déjà connu. C’est même pour cette raison que la FDA l’a classé comme « additif alimentaire indirect ». Et comme les premières études ont montré une faible toxicité et une métabolisation rapide par l’organisme qui l’ingérait, le BPA a été classé comme « sûr ». Une limite d’exposition à 50 microgrammes par kilogramme de masse corporel a ensuite été fixée, et roulez jeunesse.

Quant à ses effets cancérogènes probables, ils n’ont été étudiés qu’à partir des années 1970 et les résultats ont conclu à une « absence de preuves convaincantes ». Et peu importe que l’étude en question ait été menée par un laboratoire aux pratiques notoirement déficientes.

Il a fallu attendre 1993 pour que la recherche se penche à nouveau sur le statut de perturbateur endocrinien du BPA – terme qui venait à peine d’être inventé, en 1991. Les chercheurs pensaient avoir trouvé une hormone ressemblant aux œstrogènes et produite par la levure, avant de se rendre compte qu’il s’agissait de BPA ayant fuité de la flasque qu’ils utilisaient. Leurs résultats ont été publiés, et c’est à partir de là qu’en 1997, un chercheur du nom de Frederick Vom Saal a mis en en évidence l’action œstrogénique du BPA à des doses bien inférieures à la limite d’exposition fixée par la FDA. Les souris mâles testées présentaient une augmentation de la taille de leur prostate.

DES EFFETS TRÈS SECONDAIRES

Pour autant, il ne faut pas croire que les autorités aient vu dans ces résultats de quoi modifier la législation existante. Après tout, est-ce que l’augmentation de la taille de la prostate pouvait être considérée comme un « effet secondaire négatif » ? La question mérite d’être posée… Il faut dire que le marché du BPA avait continué à augmenter avec la fabrication de matériel médical, de bouteilles, de biberons et de CD. Les recherches de Vom Saal et des autres ont fini par être prises en compte par les autorités compétentes, mais seulement pour les mettre en regard d’autres études, toutes financées par l’industrie, qui ne concluaient à aucun effet secondaire. En 2005, le scientifique a même mené une enquête pour démontrer qu’entre 1997 et 2005, 115 études ont été menées sur les effets à faibles doses du BPA, par des dizaines de laboratoires dans le monde. Curieusement, 90 % des études financées par des fonds publics ont rapporté une influence du BPA à très faible dose, quand aucune des 11 études financées par l’industrie n’a trouvé le moindre effet.

Conclusion de l’histoire.

En 2006, 38 experts en perturbateurs endocriniens ont émis un rapport certifiant, sur la base de centaines d’études, que la concentration de Bisphénol A trouvée dans le corps humain est associée à « des changements organisationnels de la prostate, des seins, des testicules, des glandes mammaires, de la taille corporelle, de la structure et de la chimie cérébrale ainsi que du comportement des animaux de laboratoire ». Et en 2015, l’Endocrine Society a publié un rapport de 150 pages, basé sur près de 1500 études, décrivant l’état des connaissances actuelles sur l’ensemble des perturbateurs endocriniens connus. Sans surprise, le Bisphénol A y figure en bonne place. On le retrouve aussi bien dans les perturbateurs endocriniens diabétogènes et obésogènes que dans ceux responsables des troubles de la reproduction et du fonctionnement cérébral.

Pourtant, encore aujourd’hui, la FDA a refusé de modifier la dose limite d’exposition au BPA chez les consommateurs. Les fabricants, quant à eux, ont pris les devants et enlevé le Bisphénol A de la plupart des contenants alimentaires, pour le remplacer par le Bisphénol S. Ce dernier présente les mêmes propriétés industrielles que le BPA. Ainsi que, d’après les dernières études, les mêmes effets perturbateurs.

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