La viande est devenue un sujet hautement sensible. Il déchire les familles autour du réchauffement climatique et du bien-être animal, provoque des burn-out chez les bouchers-charcutiers, des dépressions chez les climatologues, et des cancers chez les Alsaciens mangeurs de charcuterie. Je n’exagère même pas. Alors qu’on commence seulement à se dire qu’il faudrait lever le pied sur le bacon, la Silicon Valley a revêtu une fois de plus son costume d’entrepreneur le plus cool de la planète pour nous vendre un futur fait de steaks cultivés dans une boîte de pétri, soi-disant propres, sains et respectueux de l’environnement. On n’en demandait pas tant.
L’homme entretient avec son entrecôte une relation que d’aucun qualifierait de passionnée, voire, au vu du bide de certains, de fusionnelle. Au cours du XXème siècle, la consommation de viande dans le monde a explosé, et plus particulièrement dans les pays développés. D’après la FAO, l’Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, la consommation de viande est passée, de 1961 à 2011, de 23,1 kg par personne et par an, à 42,20 kg par personne et par an. Cette moyenne cache de fortes disparités. De 4,2 kg en Inde, on passe à plus de 117 kg aux États-Unis et même plus de 120 kg en Australie. Ce qui représente la bagatelle de 67 milliards d’animaux abattus dans le monde chaque année. Et ça ne concerne même pas les poissons et les fruits de mer. On patauge dans le sang.
PANCRÉAS ET VIEILLES ARTÈRES
À ce petit jeu, la France n’a pas de quoi rougir : La moyenne par habitant et par an se situe à 88,7 kg en 2011 selon la FAO, et à 86,1 selon le Ministère de l’Agriculture. Ces chiffres sont exprimés en kilogramme équivalent carcasse, autrement dit le poids de la bête avant enlèvement des produits non-consommables (les os, les tendons, etc.). Ce qui fait tout de même 66,23 kg de viande consommée par habitant et par an en moyenne dans l’hexagone, soit quand même 1,27 kg de viande par semaine !
Certes, ces chiffres incluent la consommation de volaille, on serait à près de 900 grammes dans le cas contraire. Mais quand on sait qu’en France, les recommandations sont de ne pas dépasser 500 grammes par semaine de viande rouge, on a encore du chemin à faire. Et ils ne tiennent pas compte des autres apports de calories animales issues de la consommation d’œufs et de produits laitiers. On peut toujours trouver des excuses, en se disant par exemple que les gros mangeurs de viande tirent la moyenne de la consommation vers le haut, mais les chiffres restent trop élevés d’un point de vue sanitaire.
Les différentes agences de sécurité sanitaire en ont bien conscience, et ce depuis longtemps. Depuis le début des années 1990, elle avertissent sur l’impact d’une trop grande consommation de viande, et en particulier de viandes transformées, comme la charcuterie. Différentes maladies sont depuis longtemps associées à cette consommation. L’athérosclérose, par exemple. Elle correspond à des plaques de lipides qui se déposent dans la paroi des artères, et limitent le flux sanguin. En conséquence, le cœur est obligé de pomper plus fort pour faire arriver le sang à destination. Il en résulte insuffisance cardiaque, infarctus et AVC.
Mais si les graisses saturées sont montrées du doigts pour ces effets délétères, c’est également le cas des produits utilisés pour la conservation de la viande. Les nitrates, en particulier, sont mis en cause dans l’apparition du diabète de type 2, en rendant les cellules résistantes à l’insuline.
En 2015, les avertissements de la communauté scientifique et des agences sanitaires ont trouvé leur point d’orgue. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), en se basant sur plus de 800 études statistiques, classe la viande rouge comme cancérogène probable, et la charcuterie comme cancérogène certain. Cette dernière est jugée largement responsable de l’apparition du cancer colorectal, et dans une moindre mesure du cancer de l’estomac. Le mécanisme d’apparition du cancer est encore mal connu, mais il semblerait qu’une interaction entre l’hème, la molécule chargée du transport de l’oxygène, et les nitrites utilisés pour la conservation de la viande soit en cause.
Du reste, ce lien entre cancer du colon et charcuterie était connu depuis longtemps. En France, la prévalence de ce type de cancer est plus élevée en Alsace et dans le Nord.
Est-ce suite à ces mises en garde répétées des autorités sanitaires que la consommation de viande est en baisse depuis le début des années 1990 en France, comme dans la plupart des pays les plus riches (baisse somme toute modérée : on consomme encore plus de dix kilos de viande de plus par an qu’en 1970, et la consommation de volaille ne fait qu’augmenter) ?
Quoi qu’il en soit, cette classification par l’OMS a retenti comme une déclaration de guerre pour tout le secteur carné. Ils luttent depuis des années contre ces recommandations, avec des arguments parfois spécieux. Ainsi, dans la revue Meat Science, en 2014, les lobbies du porc et du bœuf font publier une étude où ils remettent explicitement en cause les liens entre maladies cardiovasculaires et viande rouge. Pire, selon eux, les conseils nutritionnels conseillant de limiter la consommation de viande rouge « ont pu, par inadvertance, contribuer au changement de régime alimentaire associé à la hausse de l’obésité », en redirigeant les personnes vers les graisses contenues dans la nourriture transformée, la street food et les plats préparés.
LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE, UN EFFET BŒUF
Mais alors que le lobby du charolais cherche à nous convaincre de l’innocuité de leurs bœufs complètement boursouflés, une nouvelle tuile tombe : l’agriculture d’élevage est une catastrophe environnementale. Et cette fois-ci, c’est la FAO qui le dit. En 2013, elle a estimé que l’élevage animalier destiné à la consommation humaine, en plus de polluer les sols, de consommer des milliers de litres d’eau potable et de détruire l’Amazonie à grands coups de champs de soja pour nourrir les bestiaux, est responsable de l’émission de près de 14,5 % des gaz à effets de serre, et jusqu’à 37 % de l’émission de méthane, un gaz à l’effet vingt fois supérieur au dioxyde de carbone en terme d’effet de serre. Soit plus que tous les transports, voitures, avions, bateaux et camions réunis. Il devient donc urgent pour notre survie (si ce n’est pas déjà trop tard), de réduire drastiquement notre consommation de produits animaux.
Et c’est là que la Silicon Valley a eu une idée de génie. Plutôt que de tuer des milliards d’animaux, dans des conditions souvent insoutenables de barbarie, et de saccager notre planète, faisons pousser des steaks en laboratoire. L’idée de base est relativement simple. Grâce à une biopsie, on prélève sur un animal des cellules souches musculaires, et on les met dans un bioréacteur. Sur le support adéquat, et avec les nutriments et molécules nécessaires, ces cellules souches vont se développer extrêmement rapidement. Elle vont d’abord donner des myoblastes, des cellules qui vont ensuite fusionner entre elles pour former les myotubes, ces longues cellules qui constituent les fibres musculaires. Une fois ces fibres obtenues, on les fait passer dans une imprimante 3D pour « imprimer » des couches de muscle et donner l’impression de la viande hachée. Génial ? Pas tant que ça. Déjà parce que à ce stade, parler de viande est grandement exagéré. On ne peut même pas vraiment parler de muscle. Un muscle n’est pas constitué uniquement de fibres musculaires. Il y a des adipocytes, ces cellules graisseuses grandement responsables du goût de la viande. Il y a les tissus conjonctifs, ce tissu qui sert à faire tenir le tout ensemble. Et puis bien sûr il y a des nerfs, des vaisseaux sanguins, bref tout ce qui permet à un muscle de fonctionner dans le corps. Or, à l’heure actuelle, la co-culture de cellules avec d’autres cellules comme les adipocytes n’est pas au point. Mais s’il n’y avait que ça.
LA CELLULE VIANDE DE LA FOOD TECH
Un point qui est largement passé sous silence par ces firmes vendant leur concept de « viande propre » à des investisseurs potentiels concerne le milieu de culture. Pour que les cellules se développent, elles doivent être bombardées d’hormones et de facteurs de croissance. Molécules qui sont, faute d’une autre alternative viable, issues de sérum fœtal de veau, un produit collecté en abattoir. Sérum dont on ne connaît même pas entièrement la composition. De plus, ces cellules, en l’absence d’un système immunitaire, doivent être développées dans un milieu stérile. Si une telle contrainte est possible en laboratoire, à l’échelle industrielle pour remplacer la production mondiale de viande, le challenge est d’un tout autre niveau. D’ailleurs, en parlant de culture industrielle, un autre problème a été soulevé par les scientifiques spécialistes du sujet : que faire des déchets ? Cultiver de telles quantités de viande suppose l’apport de nutriments en quantité suffisante, et l’élimination des déchets par ces cellules. Les industries chimiques et pharmaceutiques étant les grands champions de « on jette ça là, et puis on dira que c’est sans danger pour l’environnement », il y a lieu de se demander ce qu’il feront de ces déchets.
Enfin, il ne suffit pas de faire baigner les futures cellules musculaires dans une soupe moléculaire en chauffant à 37°C pour avoir un steak saignant. Ces fibres musculaires, comme leur nom l’indique, sont capables de contraction. Et donc, pour assurer un développement optimal, elles doivent subir une certaine tension mécanique. On les cultive alors sur un une matrice formée à base de collagène bovin. Une autre molécule tout aussi propre et végan que le sérum fœtal de veau.
Et même en admettant que des alternatives soient trouvées à tout ces problèmes, la « viande » qui sort de cette boîte de pétri ressemble à tout sauf à un steak. Les fibres musculaires, cultivées dans de telles conditions, sont jaunes, et non rouges. Il faudra donc y ajouter tout un tas de additifs pour lui donner l’apparence, le goût et la texture d’une viande issue d’un animal. A ce rythme là, autant manger directement un steak végétal. Lui, au moins, ne vous coûtera pas 2400 dollars.
Tous ces problèmes font dire aux spécialistes, comme Jean-François Hocquette, directeur de recherche à l’INRA, qu’à moins d’une avancée majeur, il est peu probable que cette viande éprouvette devienne un jour viable. Pourtant, ça n’empêche pas les entreprises du secteur de tirer à eux une importante couverture médiatique. Et peu importe si d’autres études viennent souligner qu’avec autant de technicité et d’interventions humaines, l’empreinte carbone de cette éventuelle viande serait supérieure à celle de nos élevages de bétail actuels. Les cabinets de conseil annoncent sans fard que la viande de labo représentera 35 % du marché carné en 2040. Par quelle magie ? « Grâce au progrès technologique ». Argument imparable.
Le pire dans tout ça, c’est que, plutôt que de chercher à tout prix des solutions techniques de haute volée, ou de promouvoir la consommation de volailles plutôt que de viande rouge, le tout pour ne pas effrayer ni les consommateurs ni les professionnels du secteur, on pourrait simplement faire passer le message suivant : remplacée de manière adéquat, une réduction de 90 % de votre consommation de viande n’est pas dommageable pour votre santé. C’est même une réduction nécessaire, selon une étude parue dans Nature, si on ne veut pas courir à la catastrophe en matière de climat.
La viande n’a pas toujours été quotidienne dans nos repas. Longtemps les populations du bassin méditerranéen, ou des pays comme le Japon, n’en consommaient que très peu. Et pourtant, ce sont ces populations qui comptent le plus de centenaires. L’espérance de vie n’est pas corrélée à un apport quotidien en viande.