Homo Allergus

Le fond de l’air est rouge, disait le poète. Ce ne sont pas les gens allergiques aux pollens qui diront le contraire. Yeux rouges, nez qui coule, éternuements, visage plus gonflé que le cou de Manu, épidémiologiste Ier… C’est tellement courant que même les chanceux qui ne sont pas atteints connaissent ces symptômes par cœur. « Ben tu pleures, qu’est-ce qui va pas ? Rien, j’suis allergique. Ah. » On se dit que ça fait partie de la loterie de la vie. Quelle surprise donc de se rendre compte qu’il s’agit d’un phénomène relativement récent, dont les origines sont toujours mystérieuses.

Tout d’abord, un peu d’histoire. Il est vraisemblable que les allergies aient toujours existé. 2500 ans avant notre ère, les empereurs chinois Shen Nong et Huang Di ont émis des interdictions concernant la nourriture, pour les femmes enceintes et ceux qui avaient certaines lésions de peau comme les dermatites. Ensuite, plus proche de nous, Hippocrate au IVème siècle av. J.C. a écrit que certaines personnes « souffraient fortement » suite à l’ingestion de fromage et que certains aliments étaient parfois dangereux, sans qu’on sache pourquoi. Le terme « allergie » a été inventé en 1906 par un médecin autrichien, qui avait noté que ses patients réagissaient fortement à la deuxième dose de vaccin contre la variole, réalisé à partir de sérum de cheval.

Pour résumer, une allergie est une hypersensibilité à une molécule inoffensive, que l’organisme prend pour un envahisseur. Le mécanisme est le suivant : lors du premier contact, l’allergène est repéré par des cellules du système immunitaire. Après une réaction en chaîne, on assiste à la production d’anticorps, appelés Immunuglobines E. Ces anticorps sont capables de se lier à la fois aux molécules étrangères et aux mastocytes, des cellules qui circulent dans le sang. Jusque là tout va bien. Mais si deuxième contact il y a, branle-bas de combat ! Les allergènes vont se lier aux anticorps, ce qui va directement activer les mastocytes. Ces derniers relarguent alors tout un tas de substances, comme l’histamine, pour limiter la propagation de ce qui est toujours considéré comme un dangereux ennemi. Il s’en suit dilatation des vaisseaux sanguins, sécrétion de mucus, contraction musculaire, etc. Le résultat peut être une crise d’asthme, où les voies respiratoires se bloquent, mais aussi un choc anaphylactique. Les vaisseaux sanguins se dilatent tellement que cela entraîne un emballement du coeur et un arrêt cardiaque. Tout ça pour une malheureuse cacahuète.

BIENVENUE EN POLLENÉSIE

Des allergies de toutes sortes ont donc toujours existé. Ce qui est nouveau, c’est leur fréquence dans la population. Il semblerait que dans les pays industrialisés, le taux de la population allergique ait augmenté de façon spectaculaire depuis la révolution industrielle.

La première vague fait son apparition au XIXème siècle, au printemps et en été. C’est le rhume des foins, ou rhinite allergique, due au pollen. De nos jours et depuis les années 1950, elle concerne jusqu’à 30 % de la population. Il est donc stupéfiant de constater qu’avant cette date, les médecins ne connaissaient pas cette maladie. Les premières descriptions médicales remontent à 1820 en Angleterre et 1870 aux États-Unis.

Pourquoi une telle augmentation en à peine un siècle ? Cela reste en partie un mystère, tant le XIXème siècle a connu de nombreux changements. Il est cependant possible que le bouleversement du monde agricole y soit en partie pour quelque chose. Au Royaume-Uni, la loi change pour permettre l’importation de blé. En conséquence, les champs deviennent des pâturages, et la Raygrass italienne, qui produit beaucoup de pollen, est introduite comme nourriture pour le bétail. Aux États-Unis, c’est l’essor des immenses prairies qui est mis en cause. Les agriculteurs assistent, impuissants, à la prolifération de l’ambroisie, là encore grosse productrice de pollen. Elle est devenue un allergène tellement commun que la ville de New York a dû organiser, en 1946, une campagne d’éradication de cette plante. La rhinite allergique y était devenue un réel problème.

ASTHM-TRAM-GRAM(INÉS)

Une fois la rhinite allergique bien installée, une nouvelle vague d’allergies apparaît chez les enfants dans les années 1960, jusqu’à atteindre un plateau dans les années 1990 : l’asthme. Contrairement à la rhinite, ce dernier est connu depuis l’Antiquité. Mais il s’agissait d’un phénomène rare. Or, il atteint aujourd’hui jusqu’à 10 % des enfants.

Là encore, bien des changements ont eu lieu dans nos sociétés à partir des années 1960, et il est difficile d’isoler un seul facteur. L’asthme allergique est causé par des particules contenues dans l’air, comme les poils d’animaux, la pollution due au trafic, et les acariens. Or, tous ces derniers se retrouvent concentrés… dans nos habitations. Les années 1960 sont le début de la télévision et des programmes pour enfants. Dans le même temps, les maisons deviennent plus confortables, plus chaudes, et remplies de moquette. On y passe beaucoup plus de temps qu’auparavant. Plus de temps dans un intérieur trop peu aéré, ce qui conduit alors à une exposition prolongée aux acariens ou à la pollution, et finit par déclencher une hypersensibilité.

Les allergies, c’est comme le Covid-19. Après la deuxième vague, vient la troisième. Elle a commencé dans les années 1990 : les allergies alimentaires. Les noix, les cacahuètes, les œufs, les fruits de mer, le lait et le soja regroupent la quasi-totalité des cas (enfin, en Occident. Les asiatiques sont plus sensibles au sarrasin, qui fait partie de l’alimentation de base). Cette vague est plus inquiétante que les précédentes. Si les gens, en grandissant, finissent en général par perdre leur hypersensibilité au pollen ou aux acariens, ce n’est apparemment pas le cas des allergies alimentaires.

LES BIENFAITS DE LA CIVILISATION

Mais où peut bien se trouver la source de toutes ces vagues successives d’hypersensibilité ? Une chose semble acquise, l’industrialisation semble être le point d’origine. Les immigré.es dépourvu.es d’allergies, le deviennent en s’installant dans nos sociétés, et les endroits encore non colonisés occidentalisés semblent échapper à ce phénomène. Mais au fond, l’augmentation du pollen, des acariens, des aliments chargés d’allergènes ne sont que des symptômes. Cela n’explique pas pourquoi les gens y sont plus sensibles.

La première théorie sur le sujet s’appelle la théorie hygiéniste. En effet, l’occidentalisation passe par des sociétés plus propres. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de se laver les mains avant de passer à table, mais plutôt que grâce à notre eau chlorée, nos antibiotiques et nos vaccins, notre système immunitaire se tourne les pouces, faute d’ennemi. Et par conséquent, il se jette sur des éléments inoffensifs comme les protéines contenues dans les aliments, le pollen, les acariens, les poils de chien… Ce qui expliquerait pourquoi les personnes vivant à la campagne sont moins sujettes aux allergies que les citadins. Et comme on s’entasse tous de plus en plus dans des villes, cela peut expliquer cette augmentation.

Cependant, le côté simpliste de cette théorie commence à être de plus en plus contesté. Elle a évolué en « old friends hypothesis », la théorie des vieux amis. Le point de départ est le même : la disparition des parasites et bactéries qui nous accompagnaient depuis des milliers d’années, à cause de notre hygiène de vie. Les chercheurs considèrent que ces organismes inoffensifs apprenaient à notre système immunitaire à trier le bon grain de l’ivraie. Cette théorie ajoute ainsi un paramètre important, notre microbiote. On sait aujourd’hui que ce véritable écosystème de bactéries vivant dans notre intestin joue un rôle primordial dans notre immunité. Il lui présente des pathogènes pour lui apprendre à les différencier de ces « bonnes » bactéries indispensables à notre digestion.

CHANGEMENT DE CAP

Depuis la révolution industrielle, l’équilibre de notre microbiote a été largement modifié. La (re)découverte des micro-organismes au XIXème siècle a permis de généraliser l’asepsie du corps médical, et donc une plus grande survie des enfants nés par césarienne (et de leurs mères…). Or, cela modifie grandement la composition du microbiote du fœtus de ne pas passer par les voies naturelles.

L’alimentation, elle aussi, a radicalement changé. Cela commence avec le premier lait artificiel pour les nourrissons, distribué en Europe à partir de 1870. Or, on sait aujourd’hui que le lait maternel a un rôle protecteur, en modulant le système immunitaire des nouveaux-nés. D’ailleurs, les enfants qui ont été allaités présentent statistiquement moins d’allergies. Ensuite, les années 1960 sont le début de la malbouffe et de l’industrie agro-alimentaire. Certaines études font le lien entre un manque d’antioxydants et de vitamine E lors de la grossesse et l’asthme allergique. Les années 2000 constituent une nouvelle étape dans l’alimentation de masse, avec les produits ultra-transformés. En plus d’être une catastrophe pour notre équilibre alimentaire, ces derniers modifient également en profondeur la composition du microbiote.

Enfin, il faut considérer le rôle des guides de pratiques alimentaires. Jusqu’à récemment, les aliments potentiellement allergènes étaient écartés de l’alimentation avant 5 ans. Depuis, les études ont montré qu’en exposant beaucoup plus tôt le corps à ces aliments, on diminue le risque d’apparition d’allergie.

Qu’est-ce que cela nous réserve pour le futur ? Probablement rien de bon. Le changement climatique apporte de nouveaux bouleversements, et cela signifie potentiellement plus d’allergies. La quatrième vague semble d’ailleurs en bonne voie : l’allergie à la viande rouge. Elle est en réalité une allergie à une certaine protéine, absente des êtres humains et des chimpanzés, mais présente chez tous les autres mammifères. Elle est véhiculée par les morsures de tiques, insectes dont la population est en constante augmentation depuis que le climat se réchauffe. En y réfléchissant bien, compte tenu de l’importance de réduire notre consommation de viande, ce n’est peut-être pas une si mauvaise nouvelle que ça…

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