Dieu, mon corps et moi

Il y a des jours comme aujourd’hui où j’ai vraiment l’impression d’être une cervelle sur pattes, plutôt qu’un être humain. Je me traîne depuis ce matin, un mug de café fumant en main, de mon bureau à la cuisine, aller et retour par Bilbo Baggins mais en moins épique sans réussir à désenbrumer ce qui me sert de cerveau. Après une nuit passée à chercher le sommeil entre bouffées de chaleur et vrombissementssss de moustiquessss, autant vous dire que je ne suis pas à 100 % de mes capacités cognitives (si tant est que j’aie atteint un jour cette efficience. Mais c’est un autre sujet).

Dans ces moments, j’ai toujours eu l’impression que mon inconscient pilotait mon corps comme une marionnette vaguement au fait de la raison des ficelles attachées au bout de ses membres, et en fonction de ses besoins. Dans le désordre : caféine, savon, sucre, caféine, vide colonial, sucre, chocolat, sommeil, caféine…

Moi le matin… (sans la moustache)(mais avec autant de cheveux blancs)

Et pendant ce temps-là, la partie consciente de la machine, c’est-à-dire moi, zone dans sa tête, ballottée de pièce en pièce, au milieu d’un champ de fleurs, luttant pour n’avoir ne serait-ce que la volonté de travailler un peu. Le tout avec un sentiment de flemme magistrale exprimé avec force bâillements et soupirs.

Sauf que visiblement, ce n’est pas comme ça que ça marche. Figurez-vous que j’ai découvert que la conscience de soi et le corps, ça ne fait qu’un. On a l’habitude de dire qu’on a un corps, mais en réalité, il vaudrait mieux dire : je suis un corps. Au XIXème siècle, deux universitaires, William James et Carl Lange ont mis au point une des premières théories sur la question des émotions (ce qui est devenu la théorie James-Lange). Et ils en sont venus à la conclusion que, contrairement à l’idée générale, les émotions ne sont pas une cause mais une conséquence de notre physiologie. D’abord on rougit, cette information est transmise par les capteurs de chaleur, de pression et de dilatation des vaisseaux sanguins au cerveau et celui-ci en conçoit l’émotion suivante : la gêne. Derrière tout ça, il y a l’idée que notre réaction est l’émotion. Sans cœur qui s’emballe, pas de peur. Sans visage convulsé, point de rage (et sans ride, point de vieillesse ennemie, mais là encore on s’éloigne du sujet).

La roue des émotions de Plutchik. Toujours aussi sexy.

Cette théorie a été un peu amendée avec les années, avec toujours des phénomènes de rétro-contrôles positifs et/ou négatifs (un truc que la biologie adoooore), mais grosso-modo le cœur du modèle est resté le même : les émotions telles que nous les ressentons, et telles que nous les identifions sont des interprétations du cerveau de l’état de notre corps. Après, les émotions elles-mêmes sont des trucs qui dépendent de l’histoire et de la culture de chacun. Difficile de les définir, sans parler de les isoler, d’autant qu’elles sont mélangées : peur + surprise = crainte, dégoût + colère = mépris etc. Allez essayer de démêler l’enchevêtrement de neurones là derrière, ça doit être assez rigolo.

Et puis à la fin du XXème siècle, un neurophysiologiste du nom d’Antonio Damasio a poussé le concept encore plus loin. Il est venu avec une théorie, assez élégante, qu’il a appelé la théorie des marqueurs somatiques. Pour résumer, le corps cherche à tout prix à maintenir un équilibre, qu’on appelle homéostasie. Le but de tout organisme, c’est sa survie, ainsi que celle de l’espèce. Et la survie, elle passe par cet équilibre : équilibre de la température (pas trop chaud pas trop froid), du pH sanguin, de la pression sanguine, du sucre, du gras, de l’éveil de tout, tout, tout… Tout notre corps est basé sur cet équilibre. Assez subtil d’ailleurs. Pour vous donner une idée, le pH du sang est de 7,4. En-dessous de 7,35 ou au-delà de 7,45, vous êtes mort. Subtil donc.

D’après sa théorie, il y a des marqueurs dans le corps, d’où les marqueurs dit « somatiques », qui renseignent le système nerveux central sur son état interne. Et la somme de ces marqueurs est interprété par le cerveau comme une sensation, une émotion qui donne envie au corps de réagir. Exemple (caricatural) : vous sentez le souffle chaud et humide sur votre cou de votre prédateur préféré, associé au bruit de ses pas et à l’odeur de son haleine fétide. Vous avez alors les intestins qui se contractent, le coeur qui bat, les poils qui se hérissent, les jambes qui se raidissent. Vous avez peur. Jusque là, rien de nouveau. Mais selon Damasio, cette émotion n’est pas là pour faire joli. Elle déclenche une réaction : la fuite. Survie de l’individu oblige.

Selon lui, les émotions, ça sert à ça. C’est un mécanisme de survie du corps, qui court-circuite le raisonnement. Et heureusement parce que si je me mets à écouter le mien, dans ce cas là, il va commencer par se demander s’il sent bien là l’haleine d’un Panthera tigris ou bien d’un Aciconyx jubatus, et vaut-il mieux courir vers le sud ou l’ouest parce que le vent souffle vers le nord par rafales de 35km/h et que donc subséquemment, je risque de dévier loin de chez moi et il commence à faire faim et d’ailleurs j’ai toujours pas pris mon café du matin, et n’oublions pas de rester courtois. Hein, pardon ? Que dites-vous ? Je suis mort ? Bigre, voilà qui est fâcheux. En bref, selon Damasio, sans nos émotions, nous serions incapable de prendre des décisions, ou alors seulement au hasard et avec difficulté. Or, si à chaque fois qu’on doit faire un choix, on tire à pile ou face, autant nous reconvertir directement en décoration de jardin.

Intermède musical…

Avec tout ça, on ne voit toujours pas le rapport avec mon état de dissociation de ce matin. Eh bien figurez-vous qu’il y a dans le cerveau une zone qu’on appelle le Cortex Insulaire Antérieur, et qui est un peu le point névralgique de toutes ces sensations. Pour simplifier, il est activé à chaque fois qu’on ressent le moindre truc, que ce soit de l’amour, du désir, du dégoût, de la joie, de la tristesse ou une connexion avec Dieu (réelle ou induite par les champignons… #truestory). Et il reçoit non seulement des messages de tous les capteurs du corps, mais aussi de tout ce qu’on appelle l’entéroception, c’est-à-dire la perception de soi, en soi.

La théorie derrière tout ça, c’est que cette partie du cerveau fait une sorte d’état des lieux, une sorte de carte de tout ce que le corps lui dit, et c’est grâce à cette carte que nous avons conscience de nous-même. Autrement dit, le cerveau à lui tout seul n’a aucune conscience de lui ; c’est parce qu’il est intégré dans un corps sensible à l’extérieur comme à l’intérieur qu’il peut nous faire croire que nous sommes maître de notre glorieuse destinée. Comme le dit Damasio, le cerveau est au service du corps, et non l’inverse. Sans corps, le cerveau n’est qu’un bloc de neurones sans intérêt qui ne sait pas différencier un jambon d’un fromage de chèvre et qui ne sait même pas quel jour on est. Brillant.

Ce post est approuvé par Sherlock…

Ceci dit, même si ce bout de cerveau n’est pas le siège de la conscience comme on aurait pu le croire au départ, il fait quand même des trucs sympas. C’est un peu grâce à lui qu’on apprend de nos erreurs (du moins en théorie). Et en reliant toutes les informations qu’il perçoit aux structures qui gère la mémoire, il est capable de les comparer aux états passés de notre conscience, pour influencer notre comportement. « La dernière fois que tu t’es senti comme ça, ça s’est mal passé. Ecoute tes tripes cette fois-ci ».

Est-ce à dire que mon corps ne cherche à me signifier qu’une chose depuis tout ce temps : « va te recoucher ? » Certainement. Mais bon, si je me mettais à écouter tout ce que mon corps cherche à me signifier… Pour commencer, je ne me serais sans doute pas levé en 2020.

Mais surtout, ça signifie aussi que les mecs qui se sont fait congeler le cerveau après leur mort (si si, ça existe) en attendant que la science puisse les ressusciter risquent d’attendre un moment. Un long moment. Et comme disait l’autre, l’éternité c’est long, surtout vers la fin.

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