Ces derniers temps, il semblerait que les passions de l’être humain se réduisent à la course à l’intelligence. Il y a la médiatique, celle qui fait les gros titres, la course à l’intelligence artificielle. On attend impatiemment le jour où une machine pourra enfin nous damer le pion, pour enfin pouvoir enfin nous reposer. Les machines s’occuperont de tout : la vie, l’univers et le reste. Comme disait Nick Bostrom, « l’intelligence sera la dernière invention de l’humanité ». Mais il y a une autre course, plus discrète, de plus longue haleine, comme une course de fond : la course à l’intelligence humaine.
Les transhumanistes l’ont d’ailleurs mis noir sur blanc dans leur programme. Dans la « Transhumanism FAQ », ils écrivent que « les technologies comme l’interface cerveau-machine et la neuropharmacologie pourraient amplifier l’intelligence humaine, augmenter notre bien-être émotionnel, améliorer notre capacité à accomplir des projets de vie, […] voire enrichir le spectre de nos émotions ». Un bien noble agenda que voilà. Ce qu’ils oublient de nous dire, c’est qu’il n’est pas entièrement nouveau, et que les résultats obtenus sont pour le moins mitigés.
Car-en-Sac et Minto, caramels à un franc
Cela fait longtemps que l’humain cherche à altérer, voire améliorer le processus de ses pensées. Les propriétés des feuilles de tabac et de coca étaient bien connues des Amérindiens. Mais en Occident, il a fallu attendre le début du XXème siècle pour que débutent les choses sérieuses. Aux Etats-Unis, dans les années 1930, un scientifique, Gordon Alles, cherche un remède contre l’asthme. Il synthétise une nouvelle classe de molécules, qu’il appellera plus tard les amphétamines. Comme espéré, sa nouvelle trouvaille débouche rapidement son nez. Mais elle lui permet surtout de rester éveillé toute la nuit, et produit en lui un profond sentiment de bien-être. C’est d’ailleurs pour ces derniers effets que la benzédrine (une amphétamine) sera commercialisée plus tard. « Vous vous sentez fatigué ? Epuisé moralement ? Prenez un peu d’amphétamines, votre vie retrouvera rapidement des couleurs ! » Comme il est dit dans cet article, « les amphétamines servirent de muse bavarde aux célèbres écrivains de la beat generation des années 1950, et de « p’tit coup de pouce » pour les femmes au foyer déçues des années 1960. »
Cependant, outre les étudiants des années 1930, c’est surtout dans les rangs de la Wehrmacht, pendant la Seconde Guerre mondiale, que les amphétamines ont connu leur heure de gloire. À partir de l’annexion de la Pologne, et contrairement à l’avis des médecins qui craignaient pour la santé mentale des soldats une fois la guerre finie, elles ont fait leur apparition dans le barda des fantassins sous le nom de Pervitin. Et soldats comme officiers ne tarissaient pas d’éloges sur ces pilules qui leur permettaient de rester éveillés pendant des jours, malgré le rythme imposé. Ils affirmaient que des vies avaient été sauvées, en évitant de nombreux accidents autrement créés par des soldats épuisés. La BBC se fit l’écho des succès militaires allemands dus à l’utilisation de stimulants. Et dans les maisons closes françaises visitées par les soldats allemands, les clients comme les prostituées se chargeaient aux amphèts. La légende dit même qu’elles leur permirent de se battre dans les Balkans pendant onze jours, sans dormir, en 1941.
L’utilisation de cette drogue se retrouve jusque dans l’histoire récente. Elle était encore consommée par la moitié des pilotes américains pendant la première guerre du Golfe. Pourtant, les amphétamines ont été classées dans la catégorie des stupéfiants en 1971, par le gouvernement américain, puis par l’ONU. Car les effets secondaires se font rapidement sentir : agressivité, dépression, dépendance, psychose, paranoïa, etc.
Vous reprendrez bien un peu de Ritaline ?
Aujourd’hui, dans l’esprit d’une majorité de la population, les amphétamines sont largement associées au trafic de crystal meth, popularisé notamment par la série Breaking Bad, ou à l’Ecstasy des milieux gay et techno. Pourtant, les amphétamines et leurs dérivés sont toujours bien présents dans de larges franges de la population. Cela tient à une découverte inattendue faite lors des premiers tests. En 1935, un psychiatre, Charles Bradley, travaille avec des « enfants à problèmes ». Autrement dit, les enfants que les parents et les instituteurs n’arrivent pas à calmer. Bradley cherche à apaiser leurs violents maux de tête, causés par les examens médicaux qu’ils subissent, et se tourne vers l’amphétamine en libre circulation à ce moment là, la Benzédrine. Les effets sont à la fois inattendus et stupéfiants. Certes, la Benzédrine n’a en rien soulagé les maux de tête des enfants. Mais paradoxalement, alors que les amphétamines sont considérées comme des excitants, Bradley constate une prodigieuse amélioration du comportement des enfants : plus sages, plus disciplinés, plus concentrés, et de bien meilleurs résultats scolaires. Les enfants agressifs sont qualifiés de « plus faciles à vivre », avec une amélioration de leur humeur.
Les travaux de Bradley sur les enfants, publiés en 1937, sont pourtant restés largement ignorés Pendant vingt-cinq ans. Surtout parce que la firme qui commercialisait la Benzédrine vantait avant tout ses capacités d’amélioration des facultés intellectuelles des personnes saines, et non pas la « guérison » de ces sales gamins incapables de tenir en place. Mais finalement, dans les années 1980, le trouble d’hyper-activité fut reconnu et le méthylphénidate, commercialisé sous le nom de Ritaline, molécule voisine des amphétamines, fut indiqué comme traitement.
Aujourd’hui, la Ritaline, ou les sels d’Amphétamines, connus sous le nom d’Adderall, sont largement détournés comme boosters cognitifs. Que ce soit les cols blancs soumis à un rythme infernal par le libéralisme débridé, ou les étudiants soucieux d’obtenir les meilleures notes à leurs examens, les petites pilules sont partout. Pendant longtemps, le phénomène a été largement circonscrit aux Etats-Unis, probablement parce que le nombre de diagnostics d’enfants hyperactifs est largement supérieur chez eux, ce qui aboutit à des trafics de Ritaline.
Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. En 2012, un article écrit par des chercheurs britanniques paraissait dans la revue Neuropharmacology, avec pour titre : « Que devons-nous faire à propos de l’utilisation des dopants cognitifs chez nos étudiants ? ». En 2016, le journal Le Monde s’inquiétait dans un article de l’augmentation de consommation de psychotropes chez les étudiants et les jeunes actifs. Les étudiants vont même jusqu’à utiliser du Modafinil, une drogue utilisée pour améliorer l’attention chez les personnes atteintes de narcolepsie.
Tout ça pour ça
L’ironie de l’histoire, c’est que l’effet de ces soi-disant boosters cognitifs sur les personnes saines n’est pas démontré, au contraire. Bien que peu d’études aient été conduites sur des sujets sains, éthique oblige, les résultats sont très mitigés. Il semblerait que ces drogues agissent comme des stimulateurs de l’attention. Et si elles donnent un coup de fouet aux personnes en manque de sommeil, elles n’ont que peu d’effets sur les personnes au meilleur de leur forme. Pire, il semble même qu’elles aient un effet inverse sur certains ! En effet, la Ritaline et les amphétamines agissent sur le circuit de l’adrénaline dans le cerveau. Variabilité biologique oblige, nous avons tous un taux qui nous est propre, adapté à notre corps. Eh bien chez les personnes dont ce taux est déjà élevé, la Ritaline a un effet inverse, et diminue leurs performances intellectuelles !
Alors d’où vient le coup de fouet pourtant décrit par tous les utilisateurs d’amphétamines ? Beaucoup décrivent une productivité accrue, un « flow » de travail ininterrompu qui leur permet d’abattre des quantités de travail colossales. Certes, la vigilance et l’attention sont accrues lors de l’utilisation de ce type de molécules. Mais surtout, les amphétamines sont connues pour provoquer une euphorie, une sensation de bien-être qui trompe les sens de son utilisateur, qui a l’impression que ses capacités sont améliorées. Mais il n’en est rien. Rien ne prouve qu’il n’aurait pas accompli la même masse de travail avec un thermos de café, et en l’absence de distraction. L’écrivain Jack Kerouac disait que les amphèts lui permettait d’écrire toute la nuit, sans interruption, et que la drogue lui accordait une sorte d’état de grâce. Ce que l’on sait moins, en revanche, c’est qu’il souffrait de phlébites, probablement dues à son immobilisme pendant des heures, penché sur sa machine à écrire, boosté à la Benzédrine.
Des aiguilles pour Algernon
Mais après tout, il n’y a pas que les performances intellectuelles dans la vie. Bostrom et les autres ne souhaitent-ils pas « améliorer notre bonheur émotionnel », et nous ouvrir « à de nouvelles émotions » ? Là encore, la science, décidément curieuse, ne les a pas attendus. Cette fois, il faut remonter en 1956. A ce moment-là, les chercheurs se passionnent pour le cerveau et cherchent à cartographier ses différentes zones afin de localiser la sources des émotions, comme l’amour, la peur, la douleur, ou le plaisir. Le principe est simple : il suffit d’insérer une électrode dans le cerveau d’un rat, dans une zone précise, et de stimuler cette zone pour observer sa réaction. Un chercheur, James Olds, cherche la source de la curiosité. A la place, il va trouver la voie de la récompense et du plaisir. L’animal est placé dans une cage, avec un bouton. Lorsqu’il appuie dessus, le scientifique déclenche l’électrode, et un léger courant électrique afflue jusqu’au cerveau du rat. Ce dernier en redemande. On lui propose de la nourriture à la place ? Il préfère les chocs électriques. Les chercheurs ont alors une idée : placer le rat en situation d’autostimulation. En appuyant sur le bouton, le rat déclenche lui-même l’influx électrique envoyé dans son cerveau. Que croyez-vous alors qu’il se passe ? Les rats délaissent toute autre activité. Eau, nourriture, sexe, sommeil, rien d’autre ne les intéresse que d’appuyer encore et encore sur ce bouton, entre 500 et 5000 fois par heure, pour certains pendant 24 heures d’affilée !
Jusqu’à présent, une seule expérience du même ordre a été tentée sur l’être humain. En 1972, le très controversé Dr. Heath prétendait guérir de l’homosexualité un de ses patients en lui offrant un shoot lors du visionnage de films pornographiques hétérosexuels. A un moment donné de l’expérience, le Dr Heath a laissé les commandes à son patient. « Durant ces sessions, le patient s’est auto-stimulé au point d’être submergé par une sensation d’euphorie et d’allégresse telle qu’il fallu le déconnecter, en dépit de ses vigoureuses protestations », écrit le chercheur dans l’article qu’il a écrit sur le sujet.
Une telle expérience relève-t-elle d’une « amélioration de notre bonheur émotionnel » ? Dans ce domaine comme dans tellement d’autres, il est regrettable que nous comptions toujours sur les technosciences pour y apporter une réponse.