CRISPR, MÊME PAS PEUR ?

CRISPR/Cas9. Ça pourrait être le jumeau maléfique et vaguement croustillant de Bernard Cazeneuve (si si, relisez à voix haute…). Au lieu de ça, c’est le nom de la superstar de tous les laboratoires et de toutes les compagnies travaillant de près ou de loin avec de l’ADN, en passant par tous les prophètes qui promettent un futur d’humains génétiquement modifiés dans l’œuf, avant même leur naissance. Et pour une fois, il est tout à fait possible que ces derniers ne soient pas loin d’avoir raison.

L’édition génétique est un ancien rêve de la biologie. Les techniques divergent, mais l’objectif est invariablement le même : modifier l’ADN d’un être vivant, à l’état microscopique, pour en changer ses propriétés dans le monde macroscopique. Pour cela, on peut ajouter des gènes à ceux déjà présents, ou au contraire en supprimer, moduler leur expression, voire pour les plus audacieux réparer un gène défectueux existant.

VOUS AVEZ DIT ÉVOLUTION ?

La double hélice d’ADN, découverte par Watson, Crick, et Rosalind Franklin ©wikimedia

L’avantage de l’ADN, et contrairement à ce que voudrait nous faire croire les racistes, sexistes et homophobes de tout poil, c’est qu’il n’a ni sexe, ni couleur, ni espèce. Dans chaque cellule de chaque être vivant de cette planète, il est fichu de la même manière. Quatre molécules, A, T, C, et G, greffées sur deux longues chaînes de sucres phosphatés enroulées sur elle-mêmes. Mieux, grâce à l’évolution, une bonne partie du patrimoine génétique s’est transmise à travers les âges, de l’organisme le plus primitif à l’organisme le plus évolué. Celui-là il paraît que c’est nous. Ce qui signifie que l’humain possède un génome identique à 65 % par rapport à celui d’une mouche. 99 % par rapport à celui d’une souris. C’est une bonne nouvelle pour Donald Trump.

Une autre grande caractéristique de l’ADN, c’est qu’il a beau être une molécule assez stable, il a tendance à muter, voire se briser. Et ce, assez régulièrement. On l’a vu avec le vieillissement. Et comme la vie n’existe pas sans ADN, les cellules ont un mécanisme de réparation de leur ADN très perfectionné. Toutes ces cassures et ces mutations, conséquences inévitables de la vie, pourraient être considérées comme une faiblesse. C’est en réalité une force : elles permettent l’adaptation à un environnement et le brassage génétique. En bref, l’évolution continue.

Une fois ces deux propriétés réunies, l’horizon s’ouvre. Puisque le génome est largement conservé dans tous les êtres vivants, alors il suffirait d’induire une mutation sur le génome d’un embryon de souris, puis de la laisser grandir et se développer. Si la souris développe une pathologie cardiaque, alors le gène muté interviendrait donc dans le fonctionnement du cœur. Par extrapolation, on pourrait donc chercher à intervenir sur le fonctionnement de ce gène chez les personnes atteintes d’insuffisance cardiaque.

Ou alors, on pourrait rendre une bactérie résistante au glyphosate, trouver le gène responsable, et l’insérer simplement dans le génome d’une cellule de maïs. Puisque l’ADN est conçu de la même manière dans la bactérie et dans le maïs, la cellule ne fera aucune différence, et lira le nouveau gène sans difficulté. Beaucoup de soleil et de litres d’eau plus tard, le maïs sera devenu résistant au glyphosate. Encore une brillante idée de l’espèce la plus évoluée.

Ça, c’est pour la théorie. Sur le papier, tout a toujours l’air merveilleusement simple. Mais la Nature ne se laisse jamais facilement bousculer, surtout sur son propre terrain. D’après Mario Capecchi, Prix Nobel de médecine en 2007 pour avoir inventé le ciblage génétique (gene targeting en anglais), il leur a fallu près de dix ans pour faire passer leur chance de réussir à insérer un gène dans une cellule de un sur un million à une sur trois.

ON A TOUJOURS BESOIN D’UN PLUS PETIT QUE SOI

S. Thermophilus, qui permet de produire des systèmes Cas9 facilement. ©microbewiki

Après tout ça, on ne sait toujours pas ce que vient faire CRISPR/Cas9 là-dedans. Eh bien pour intervenir sur un gène précis, et par exemple le supprimer, ou au contraire ajouter une séquence dans le génome, il faut pouvoir couper l’ADN. Les deux brins, au bon endroit. Et sur un fil de quelques nanomètres de largeur et compacté comme l’ADN, autant dire qu’il faut bien viser. C’est là qu’intervient CRISPR.

À la fin des années 1990, puis au début des années 2000, les scientifiques utilisent principalement deux techniques pour découper l’ADN : les Nucléases en Doigts de Zinc, puis les TALENs. Il s’agit de protéines coûteuses, délicates à produire et à utiliser, et qui ne sont donc pas à la portée de tous. Pendant ce temps-là, les chercheurs en bactériologie et en virologie font une série de découvertes spectaculaires. Les bactéries gardent en mémoire dans leur ADN une séquence génétique de tous les virus qui les ont attaqués, la Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, ou CRISPR. Pourquoi ? Pour pouvoir les reconnaître et les attaquer s’ils reviennent. Et comment ? En découpant leur génome, bien sûr ! Avec la protéine Cas (pour CRISPR associated Protein).

Découpage de l’ADN grâce à CRISPR/Cas9. En orange, la protéine Cas9. En Vert, l’ARN guide, et en noir l’ADN qui va être coupé. ©Wikimedia

À partir de là, il est facile de deviner la suite. En 2012, deux chercheuses, Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna montrent qu’une simple protéine Cas9, associée à un brin d’ARN complémentaire d’une séquence ADN spécifique, va s’y lier et la couper à un endroit bien précis. Tout d’un coup, l’édition génétique est à la portée de tous. Finies les protéines complexes et hors de prix. Un simple brin d’ARN fabriqué pour quelques dollars, une protéine qu’on trouve dans toutes les bactéries, et le tour et joué. En quelques années, le nombre de recherches ayant utilisé la technologie CRISPR/Cas9 a explosé. Des améliorations et des variantes ont bientôt vu le jour, et cette technique fait maintenant partie intégrante de l’arsenal de tous les chercheurs en génétique.

L’espoir est immense pour l’ensemble des maladies génétiques, du fait du faible coût et de la précision élevée de la technique. Des essais sont déjà en cours pour l’utiliser dans des maladies à transmission autosomique récessive, comme la drépanocytose, et la béta-thalassémie, deux maladies qui touchent les globules rouges, principalement dans les pays tropicaux. Cette technologie fournit également un outil sans précédent dans les recherches sur le cancer, en permettant de travailler beaucoup plus facilement sur les mutations génétiques conduisant à la formation de cellules cancéreuses.

MODIFIEZ-VOUS QU’ILS DISAIENT

Le Dr He, à l’origine des premiers bébés génétiquement modifiés. ©Wikimedia

Cependant, depuis quelques mois, CRISPR/Cas9 a pris un nouveau tournant, nettement plus problématique. En novembre 2018, un chercheur chinois, le Dr. He, a annoncé avoir modifié le génome de deux embryons pour les rendre résistants au virus VIH, puis les avoir implantés dans l’utérus de leur mère. Les jumelles sont nées, en parfaite santé d’après le Dr. He. Toujours d’après lui, d’autres grossesses seraient également en cours. Et pour couronner le tout, il semblerait que plusieurs personnes au sein du monde de la recherche aient été au courant qu’une telle grossesse était en cours, et qu’elles n’aient rien dit.

La génétique mondiale est en ébullition. Et pas seulement parce que les bébés CRISPR, comme on les appelle, posent de graves problèmes éthiques. En effet, l’une des conditions pour l’étude était que le futur père soit porteur du VIH. Or, des techniques sûres existent aujourd’hui pour empêcher la transmission du VIH lors de la fécondation.

Mais surtout, si la technique est spectaculaire, elle n’est pas complètement fiable. Des mutations hors-site ont pu se produire. C’est-à-dire que la protéine Cas9 a pu couper l’ADN ailleurs, à un endroit où son propre brin d’ARN était partiellement compatible, et supprimer d’autres parties du génome avec à la clé un risque de cancer. Il est également possible, et ça a l’air d’être le cas chez une des jumelles, qu’une seule copie du gène ait été affectée. Autrement dit, après division cellulaire et développement de l’embryon, que seule une partie des cellules de l’enfant soit génétiquement modifiée, et donc protégée du VIH. Enfin, le gène incriminé est encore loin d’être connu de A à Z (ou plutôt de A à T…) Apparemment, en plus de permettre au VIH de rentrer dans les globules blancs, il serait également impliqué dans les processus de la mémoire. Les jumelles CRISPR seraient donc les premiers bébés génétiquement « augmentés ».

Et dire qu’en 2015, une journaliste a écrit dans le magazine Wired que la modification de ce gène bien précis chez les humains, pour les empêcher de contracter le VIH, ne serait pas d’actualité avant des dizaines d’années !

TOUT EST GÉNÉTIQUEMENT MODIFIABLE

D’une certaine manière, ce cas spectaculaire d’édition du génome humain est un peu l’arbre qui cache la forêt de l’édition génétique. Car si la médecine et la recherche y ont vu un espoir fou pour la santé humaine, toute l’industrie agro-alimentaire se frotte également les mains. Ils leur est maintenant possible d’utiliser CRISPR pour modifier génétiquement, avec beaucoup moins d’argent et de temps, tout ce qui arrive dans nos assiettes. Et aussi, avec une morale discutable. Des veaux aux muscles hypertrophiés et des vaches aux cornes effacées génétiquement, des cochons moins gras pour un bacon plus sain, des chèvres produisant plus de laine, ou encore de l’huile de soja meilleure pour votre taux de cholestérol.

Mettre sur un même pied des enfants modifiés génétiquement et un plant de soja peut paraître étrange. Pourtant, c’est la même logique qui sous-tend les deux évènements. Vitesse, rentabilité, et au diable les principes de précaution. Les vendeurs d’OGM promettaient également, en leur temps, que leurs techniques allaient reléguer les pénuries alimentaires aux oubliettes de l’histoire. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, les OGM représentent plus de 90 % des cultures de maïs et de soja. Leurs rendements sont similaires à ceux des Européens, où les OGM sont largement interdits. Pire, les agriculteurs doivent aujourd’hui utiliser plus de pesticides, parce que les mauvaises herbes deviennent résistantes au glyphosate. Avec à la clé, une pollution encore plus importante. L’ironie étant que le glyphosate avait été introduit parce que les mauvaises herbes étaient devenues résistantes aux herbicides traditionnels.

CRISPR n’est qu’un outil. Un outil extrêmement puissant et prometteur, qui s’ajoutera dans un futur proche à la palette déjà disponible. Cependant, un outil n’est jamais neutre. Sa forme conditionne son usage. Et il est peut-être temps de se poser la question de ce qu’on veut faire avec, et du modèle de société dans lequel nous souhaitons vivre.

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