Carbone Englué

Avez-vous déjà lu Carbone Modifié, de Richard Morgan ? Paru au début des années 2000, ce livre illustre assez bien les technofantasmes actuels. En résumé, l’auteur imaginait que l’humanité avait vaincu la mort de la chair en implantant dans chacun une pile à la base du crâne. Cette pile possédait alors un scan en temps réel du cerveau de son hôte. Si le corps mourrait mais que la pile restait intacte, il suffisait de la réinjecter dans une nouvelle enveloppe et roulez jeunesse. Avec un système de sauvegarde dans le cloud, les plus riches pouvaient même espérer vivre éternellement.

Netflix a décidément trop de pognon…

Depuis, le livre, en réalité le premier d’une trilogie, est devenu une série à gros budget Netflix, et cette idée d’une numérisation de notre cerveau a été récupérée par les Transhumanistes comme une des voies possibles pour vaincre la mort. La nouvelle religion est décidément en marche. Mais un peu plus sérieusement, cette idée de scan de notre cerveau a fait son chemin dans la communauté scientifique, et ce depuis un moment déjà. L’envolée des capacités de calcul et de stockage des machines qu’est le Big Data a permis l’émergence d’une nouvelle branche des neurosciences : l’étude du Connectome.

POUR QUELQUES SYNAPSES DE PLUS

On a tous une vision différente de la musique…

L’idée de base est que, comme le génome est plus qu’une simple juxtaposition des gènes, il en est de même pour notre cerveau. Les neurones forment l’unité de base, mais ce sont les connexions entre eux, les synapses, qui abritent notre réelle complexité. Ces synapses ne sont pas statiques mais dynamiques, elles disparaissent, se créent, se renforcent avec les apprentissages, les souvenirs, et ce sont elles qui abritent nos compétences et, peut-être, notre personnalité. Comme si un violoniste et un pianiste avaient le même nombre de neurones, mais connectés différemment pour que soit « encodée » dans chaque musicien la séquence spécifique qu’ils doivent exécuter avec leurs mains. L’un doit apprendre à positionner ses doigts sur le manche et faire vibrer les cordes avec son archet, l’autre appuie sur des touches en noir et blanc et est capable de lire deux partitions à la fois. Chacun son truc.

Vus de cette manière, les rêves cybernétiques de Richard Morgan semblent à portée de scanner. Il n’y a plus qu’à compter les neurones, et le tour est joué. Il n’y plus qu’à. Presque. Parce qu’il se pose un problème de taille. Il est estimé que le cerveau humain possède environ 86 milliards de neurones. Chacun de ces neurones étant connecté à environ 1000 autres neurones, souvent plusieurs fois, ça donne au moins… Un paquet de synapses à encoder (que voulez-vous, la précision scientifique n’est plus ce qu’elle était).

Les logiques comptables seront la perte de l’espèce humaine.

Pour donner un ordre de grandeur, le Connectome d’un cerveau de souris est estimé à environ 2 ExaOctets. Soit deux millions de Teraoctets. Encore trop abstrait ? Imaginez que la totalité des livres un jour écrits représentent 100 Teraoctets, soit 0,005 % de ce Connectome. Ou bien qu’en additionnant tous les serveurs et disques durs de cette fichue planète, on pourrait stocker environ 20 000 cerveau de souris. Ça ferait sans doute un super plan pour Minus et Cortex, mais c’est vous dire si on est prêt d’obtenir un Connectome humain. Sans parler de le faire tourner sur un ordinateur adéquat ! En 2013, les Data-Centers américains ont consommé 91 téra-watts-heure. Un cerveau humain a une consommation d’environ 20 watts. Sur une journée. En termes de rendement et de puissance de calcul, rien ne vaut l’efficacité de Sapiens Sapiens.

Et même en admettant qu’on arrive un jour à établir un Connectome humain, il y a des chances que les chercheurs ne soient pas au bout de leurs peines. Car le cerveau abrite d’autres cellules que les neurones, et dont le rôle est encore mal connu : les cellules gliales.

GLIBA-GLOUBA

Le terme « gliale » désigne parfaitement la vision qu’en avaient ceux qui les ont découvertes : une matière gluante, qui permet de maintenir les neurones ensemble. Ce n’est pas tout à fait faux, et en même temps, ça ne pourrait pas être plus éloigné de la vérité.

Votre cerveau, chaque fois qu’il perd un neurone.

De ce qu’on sait aujourd’hui, les cellules gliales assurent en grande partie la maintenance de nos petites cellules grises, les neurones. Ces derniers sont tellement spécialisés dans leur tâche de traitement de l’information, qu’ils sont nuls pour tout le reste. Les neurones matures perdent leur capacité de division. Ils ne se remplacent donc pas facilement. Ils sont de toute façon tellement grands et interconnectés que ça serait impossible à gérer. Ça équivaudrait à arracher un arbre, planter une graine, et espérer que les racines du nouveau spécimen poussent exactement de la même manière que le précédent. Et comme nos apprentissages et savoirs-faire dépendent de l’arrangement de chacune des synapses, on comprend que l’évolution ait misé sur la protection à long terme des neurones plutôt que leur remplacement au pied levé.

C’est là qu’interviennent les cellules gliales. Et on dit les, parce qu’il en existe plusieurs types. Les astrocytes par exemples, protègent les neurones en les tenant à l’écart de la circulation sanguine et de ses potentiels pathogènes, « pré-mâchent » leurs aliments en amont pour qu’ils puissent les digérer directement, et assurent le recyclage des neurotransmetteurs chimiques entre chaque neurone. La microglie, elle, joue les gardes du corps, au cas où les choses tourneraient mal, et se charge d’éliminer proprement les synapses en fin de vie. Les oligodendrocytes, enfin, créent une gaine de myéline autour des axones des neurones, une sorte d’isolant qui permet de multiplier la vitesse de propagation du signal.

Et il faut ajouter que toutes ces cellules sont largement responsables du bon déroulé de la formation du cerveau durant la gestation et l’enfance. Ce sont grâce à eux que notre cerveau est si finement câblé, et qu’il ne ressemble pas à un immense plat de spaghetti. La microglie en particulier, a un rôle crucial dans l’élimination des « synapses en trop » durant les premières années de la vie.

YOU SHALL NOT PASS !

Mais pendant longtemps, on a pensé que leur rôle s’arrêtait là, celui d’une maintenance hyper-efficace, une sorte d’infirmière d’EHPAD ceinture noire de karaté. Depuis le départ, les cellules gliales ont été le parent pauvre des neurosciences. Et encore aujourd’hui, les recherches qui les concernent ne sont pas nombreuses. On commence à peine à entrevoir une réalité quelque peu différente : celui d’un rôle actif et dynamique dans le traitement de l’information au côté des neurones.

Un des exemples les plus marquants a lieu au niveau des synapses, ces minuscules espaces de connexion entre deux neurones. Lorsqu’un neurone est excité (whouh, caliente !), un frisson électrique se propage le long de son axone. Afin de transmettre ce signal au neurone suivant, au bout de l’axone, le neurone excité largue des messagers chimiques, les neurotransmetteurs. Ces derniers viennent chatouiller le neurone suivant et, excité à son tour, ce dernier continue de propager le grand frisson. Comme la nature n’aime pas gaspiller, une fois que les neurotransmetteurs ont joué leur rôle, ils sont capturés et recyclés par un astrocyte, une cellule gliale en forme d’étoile dont les branches entourent les synapses.

D’après les dernières découvertes, les astrocytes sont capables de moduler l’intensité du signal qui est transmis dans la synapse, un peu comme un variateur d’intensité sur un interrupteur. En effet, ils sont eux-mêmes capables de relarguer dans la fente synaptique leurs propres transmetteurs chimiques, afin d’influencer le premier ou le second neurone. Les synapses ne sont donc plus une connexion entre deux, mais trois intervenants, qui ont chacun leur mot à dire, et les astrocytes joueraient donc un rôle dans la plasticité à court terme des synapses.

UN RÉSEAU DANS LE RÉSEAU

Un neurone au milieu des astrocytes. Photo non contractuelle.

Le truc avec les astrocytes, c’est qu’ils forment une structure un peu particulière. Ils ressemblent un peu à un neurone, avec des branches dans tous les sens, mais sans l’axone, le grand doigt qui transmet l’influx nerveux. Cependant, là où chaque neurone est en contact avec, environ, un millier des siens, chaque astrocyte rentre en contact avec non pas mille, mais dix mille neurones. Et même entre eux, les astrocytes sont un peu à part. Ils forment un réseau dense dans le cerveau, au point que certains chercheurs aient évoqué un pseudo-syncytium. Ce terme un peu barbare désigne un amalgame de cellules tellement étroitement interconnectées qu’elles se comporteraient, dans certains cas, comme une seule et même cellule. En effet, les astrocytes sont connectés entre eux via des canaux, qui leur permettent d’échanger très rapidement des ions et autres petites molécules. Ainsi, l’activation d’une synapse est capable de déclencher très rapidement une réaction dans des astrocytes qui n’y sont absolument pas reliés, et ce uniquement grâce à une communication de lien en lien entre plusieurs cellules gliales. Tout se passe alors comme si les astrocytes formaient un deuxième réseau dans le cerveau, en plus du réseau de neurones.

Mais les astrocytes ne sont pas les seuls à moduler activement le fonctionnement des neurones. Les oligodendrocytes aussi ont leur mot à dire. Les gaines de myéline qu’ils enroulent autour des axones isolent ce dernier de son environnement, pour que le signal arrive plus vite à destination. On sait aussi que les gaines gagnent en qualité avec les apprentissages. Toujours cette fameuse plasticité du cerveau.

Bon après, tout dépend de qui a câblé le tout. L’évolution ou l’Armée de Terre. Engagez-vous qui disait…

Mais dernièrement, des chercheurs ont montré que les gaines de myéline sont capables d’une régulation dynamique, en fonction de l’activité neuronale. En d’autres termes, les gaines de myéline seraient capables de modifier en temps réel la vitesse de connexion de l’information dans l’axone, dans le but de modifier le timing de la communication entre les neurones. Et en retour, l’activité des neurones régulerait la formation de la myéline, via un mécanisme de communication proche de celui des neurones, c’est-à-dire grâce à des neurotransmetteurs. On est loin de l’idée d’une simple gaine isolante. Le fil rouge, sur le bouton bleu…

Ainsi, la complexité du cerveau ne serait pas seulement une question de quantité. Les modulations qualitatives effectuées par les cellules gliales auraient également leur rôle à jouer dans notre mode de fonctionnement. Et s’il est déjà impossible, actuellement, de rendre compte de la formidable complexité du réseau de nos neurones, y ajouter le réseau des astrocytes, à certains égards plus complexes que les premiers, ne se fera pas en un claquement de doigt. Autant dire que la pile corticale de Richard Morgan et des Transhumanistes n’est pas pour demain.

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